Il y a un certain temps, j’ai eu une réminiscence des paroles d’une chanson, dont le titre m’échappait. Je me suis joué en boucle les bribes des phrases qui visiblement m’avaient marquée : « Moftah el haya » et « Laa w alf laa li kol aada al haya ». En tapant « moftah el haya », j’ai réussi à retrouver ce morceau du nom de « Masr Moftah Al Hayah » (“ L’Egypte a la clé de la vie »). La sensation qui a pris possession de mon corps à la vision du clip et à l’écoute de cette musique est difficile à retranscrire. Je me revois avoir 10 ou 12 ans à nouveau, face à ma télé, ma vision rendue floue par mes larmes. La douleur et l’angoisse ressurgissent alors en 2025, et avec elles l’injustice et le deuil que ma conscience a associées aux années 2010 en Égypte.
« Masr Moftah Al Haya » a été publié à cette époque, quelques mois, sinon quelques jours avant la première révolution égyptienne de la décennie. Dans ces années-là, tout était instable. Conditions de vie détériorées, fraudes électorales répétées, lois liberticides, violences et meurtres policiers multiples (on peut citer le cas de Khaled Saïd, battu à mort en 2010) et grèves dans les usines contre les conditions de travail dangereuses imposées aux ouvriers, comme à Mahalla al-Kubra en 2008 : tout cela avait déjà poussé les Égyptiens à se révolter au cours de la période précédant les grands soulèvements de 2011 à 2013. 2011 a marqué le point culminant de ces revendications populaires, accompagnées par un appel à la chute du régime de Moubarak. La résurgence massive de morceaux de pop d’esprit nationaliste s’explique par la place grandissante de ces mouvements contestataires anti-régime.
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À la suite de la révolution de 2011 et des violences religieuses ciblant les coptes – les chrétiens d’Égypte –, des acteurs et actrices égyptien·nes ont donc tenté de mobiliser la population en sortant cette chanson, dont le refrain signifie « non et mille fois non à tous les ennemis de la vie ». Dans le clip, ces stars du cinéma se présentent devant un bâtiment prestigieux, si mal éclairé que je ne parviens pas à l’identifier précisément, aux côtés d’une chorale chantant des paroles nationalistes avec une grande gravité. Les habits sont sobres, les individus peu maquillés, et les visages attristés. Le message est sans ambiguïté : « L’Égypte est grande et détient la clé de la vie », « chrétiens ou musulmans, votre sang est égyptien, et lorsque la nation vous appelle, il faut répondre présent ». Les acteurs se répondent les uns aux autres, en chantant chacun tour à tour un segment de phrase. Là encore, l’intention est claire : nous sommes complémentaires, et en chantant ensemble, nous incarnons le rêve d’une nation unifiée. « Masr Moftah Al Haya » s’achève par cette phrase prononcée en symbiose : « Les églises, les mosquées, tous les Égyptiens, notre amour vous est destiné ».
« Masr Moftah Al Haya » ne détonnait pas dans le paysage musical, culturel et politique du pays. Ce titre s’inscrit dans une longue histoire du nationalisme, marqué en musique par les figures légendaires d’Oum Kalthoum et de Mohammad Abdel Wahab, qui ont intégré à leurs compositions le désir d’une nation puissante et d’un peuple uni par son arabité. Ce qui change néanmoins avec « Masr Moftah Al Haya », ce n’est pas le sujet, mais l’événement déclencheur et le ton employé. Ici, c’est le deuil qui fait naître la chanson. Alors qu’Oum Kalthoum était prête à prendre son fusil pour défendre l’Égypte et la Palestine après la défaite de 1967 contre Israël (la Naksa), les acteurs derrière « Masr Moftah Al Haya » ont demandé aux Égyptiens de faire la paix, en alertant du danger des sectarismes religieux et en répétant : « aimez-vous ».
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Il est ici indispensable de rappeler que, pour une partie de la population égyptienne, l’année 2011 s’était ouverte sur une vision d’horreur. Mes parents, ma sœur et moi avions célébré quelques minutes la nouvelle année avant de découvrir à la télévision les murs d’une église d’Alexandrie recouverts de sang. J’ai vu les familles hurler leurs morts et mes parents en pleurs, faisant officiellement le deuil de la stabilité et de la sécurité des coptes en Égypte. Si je ferme les yeux, quatorze ans plus tard, je revois ces images et j’entends les sons résonner.
« Masr Moftah Al Haya » n’a donc rien d’anodin. Je ne sais pas comment dire sans maladresse, dans ma position d’Égyptienne née et vivant en France (et dans la capitale), que ces chansons me laissent maintenant un goût amer, tout en ravivant en moi une forte douleur. La plaie de ces années-là n’a pas été pansée et ces morceaux sont comme des cristaux de sel qu’on mettrait par-dessus. Non seulement car la situation politique n’a dès lors fait que se dégrader, mais surtout parce que l’on nous ne nous laisse d’aucune façon faire le deuil de cette période.
La musique dans ce cas précis n’est pas qu’une capsule temporelle. Elle vient réactiver des sentiments enfouis en rouvrant des blessures. Depuis plus de dix ans, nombreux sont celleux qui essaient d’oublier cette période douloureuse en s’infligeant une forme d’amnésie collective. La répression a été telle que même l’espoir inspiré par les révolutions de 2011 se retrouve rejeté une décennie plus tard. Certains en viennent à regretter le défunt Moubarak, qui a pourtant été un dictateur sans merci durant plus de trente ans. Dans ce contexte d’oubli, qu’il soit volontaire ou imposé par la censure dans les espaces publics et médiatiques, ces titres tiennent donc lieu de piqûres de rappel. Ils parlent également à notre place et témoignent d’une présence qu’on ne pourrait manifester de la même manière aujourd’hui : si je dois désormais me taire, alors les traces du passé parleront pour moi.
L’année qui a suivi la chute de Moubarak sortait la chanson annuelle de Mobinil, la branche du groupe Orange en Égypte. Chaque année, la tradition veut que l’entreprise de téléphonie publie un morceau accompagné de son clip lors du ramadan et le diffuse massivement à chaque pause publicitaire. En 2012, elle s’appelle « Alashan lazem ne’ish maabad » (« Car nous devons vivre ensemble ») et offre un panel de toute la diversité musicale égyptienne, au rythme d’un refrain au message unitaire. L’idée n’est en soit pas mauvaise : le public assiste à un tour d’Égypte, qui va des chants traditionnels du sud (le « Saeed ») et du Sinaï jusqu’au rap, à la pop et au mahraganat. À la clé, une célébration du vivre ensemble et de la cohésion nationale – pourquoi pas.

En 2013 c’est « Dayman Maa Baad » (« Toujours ensemble ») qui est lancé par Mobinil. Le titre de la chanson montre la continuité de cet effort de « coexistence ». Sur une mélodie simple de guitare acoustique et de oud, une femme chante ces mots :
« J’ai besoin de toi et tu as besoin de moi,
Il y a entre nous mille moyens de communiquer.
Je te ressemble et tu me ressembles,
Dans l’amour de la joie et de la bienveillance.
Je n’ai que toi, c’est certain,
Mais aucun de nous ne doit favoriser l’autre.
Entre nous c’est une histoire d’humanité,
On partage cette vie ensemble. »
Puis son collègue homme prend le relais de cet élan humaniste. Le message est clair, limpide : nous avons besoin les uns des autres afin de rendre notre pays fier et de faire suite aux mouvements contestataires de 2011. Oui, nombre d’Égyptiens avaient besoin d’entendre ces mots à cet instant précis. Sauf que ces appels à la cohésion nationale sont devenus – ou l’étaient-ils même déjà ? – des ruses pour mettre sous le tapis les revendications des militants qui occupaient la rue depuis plus d’un an. Si l’on souhaite construire l’État-nation rêvé, il faut être soudé, ce qui revient donc à dire : pas de place aux dissidents ! Et si ce désir n’est pas le vôtre, vos intentions ne sont pas bonnes. En ce qui me concerne, le possible sentiment de réconfort procuré par ces chansons est donc vidé de son sens.

Un autre souvenir me revient : celui de la chanson « Sina » par Hamid El Shaeri, dans laquelle on retrouve à nouveau une équipe, cette fois-ci de chanteurs·ses, réunie par la même ardeur nationaliste. Celle-ci précède les années 2010 mais elle porte déjà un cri de ralliement pour l’unité du « peuple » et la défense du territoire égyptien – la région du Sinaï étant déjà la cible de nombreuses attaques meurtrières. J’adorais cette chanson petite et j’admirais toustes celleux qui figuraient dans le clip, tant les adultes que les enfants. Leurs tenues blanches me faisaient rêver. Je voulais être une des leurs, propre sur moi, bien habillée, et réunie avec les miens dans le désert du Sinaï, autour d’un feu de camp.
(L’ironie de l’histoire, c’est la musique de Hamid El Shaeri s’est popularisée il y a quelques années à travers une réédition Habibi Funk, label vendeur d’une nostalgie fantasmée qui me laisse très indifférente. Mes premiers souvenirs d’El Shaeri remontent quant à eux aux fêtes d’anniversaire ou de mariage, et à ce morceau, « Sina »).
« Elle est mentionnée dans le Coran comme terre de paix et de sécurité.
Ibrahim, la vierge, Issa et Moussa, sont passés dessus. »
« Sina est un droit que l’on va chercher et que l’on a jamais abandonné.
Sina veut dire paix, une image exceptionnelle, d’une beauté sans nom. »
Lorsque ce morceau passait à la télévision, je rêvais d’aller dans le désert de Sinaï ! Moi aussi je voulais partir défendre mon pays, moi, l’Égyptienne née en France ! Les miens m’attendent et ensemble on chantera, on ira camper et se baigner !

Sauf que je déteste camper.
Tout ce que je peux dire à propos de cette mise en scène musicale, c’est que les producteurs ont réussi leur mission : je me suis sentie à la fois concernée, touchée et fière d’être égyptienne. J’ai voulu moi aussi aller défendre cette terre et j’ai commencé à rêver de devenir militaire. Sauf que je n’avais pas plus de 10 ans à la sortie de ce titre. Je tiens donc à remercier l’esprit critique qui depuis s’est développé en moi (quel soulagement). L’importance que « Sina » avait pour moi révèle qu’elle contenait, tout comme les morceaux précédemment cités, une immense capacité à installer peu à peu dans les consciences la flamme nationaliste. C’est ici que réside tout le pouvoir de la propagande musicale, tout l’usage démagogique des chansons, qu’il convient donc d’analyser avec beaucoup de précaution.
La lecture d’un excellent article des chercheurs Azziz El Massasi et Victor Salama*, recommandé par une récente rencontre, m’a replongée dans la dernière chanson que j’évoquerai ici : « Toba Fou’ Toba » (« Brique par brique »). Celle-ci avait complètement disparu de ma mémoire, tout comme son interprète, la chanteuse pop Amal Maher. En regardant à nouveau son clip, je me suis rappelé à quel point j’enviais cette figure qui incarnait à merveille, selon mon moi d’il y a onze ans, la « patriote » et mon idéal d’adulte, c’est à dire être une belle femme fière d’être égyptienne. Deux objectifs que j’ai fini par abandonner, l’un par conscience de sa vanité, l’autre par conviction que l’attachement à un pays ne peut être construit sur le fantasme d’une nation, ni sur la volonté de prendre les armes, et encore moins sur l’image d’une femme édulcorée et lissée par les normes de beauté. La mélodie de pop banale qui accompagne le morceau le rend d’autant plus insupportable lorsque je le réécoute aujourd’hui. La formule composée de violons dramatiques en début de morceau, suivis d’un piano et d’une voix mélancolique, puis d’une longue outro instrumentale, se révèle d’un ennui mortel – un format rabâché depuis plus d’une décennie, tel une toile blanche sur laquelle on écrit les paroles interchangeables. Tout « marche » à partir de cette base, et surtout, tout devient vendeur.
Je suis parfois embarrassée en pensant à l’affection que j’éprouvais pour ces chansons. J’insiste à nouveau sur le rôle déterminant qu’elles ont eu dans la construction de mon lien à l’Égypte, au-delà du seul sentiment de capsule temporelle que peut porter le son. Ce qui me faisait autant aimer ce pays que mes parents ont quitté, mais dans lequel je passe au minimum tous mes étés, était le fantasme que ces musiques produisaient en moi. Alors qu’à partir de 2010 ou 2011, mes expériences sur place étaient teintées de peur et d’incompréhension, ces compositions m’offraient un échappatoire. Je vivais dans un monde qui n’était plus la réalité, tout comme celleux dont le cerveau a aussi été lavé par la musique, et les téléchargements sur mon lecteur mp3 ou mon smartphone rendaient possible le fait de l’emporter avec moi en France.
Ces morceaux nourrissaient également un très fort sentiment de nostalgie lorsque j’étais enfant ou pré-adolescente car ils étaient, outre mes parents, la seule source de fierté que m’inspiraient mes origines. J’avais grandi dans le 3e arrondissement de Paris, où la mixité raciale était inexistante. Si je remonte plus loin, entre mes 3 et 7 ans, mes premiers souvenirs musicaux consistent en mon père qui me montre des lives orchestraux de Abdel Halim et Oum Kalthoum sur son écran d’ordinateur, puis à encore en mon père qui m’apprend à chanter deux chansons nationalistes – « Masr Heya Oummi » de Afaf Rady et « Ya Habibti Ya Masr » de l’actrice et chanteuse iconique des années 1960, Shadia.
« Sina », « Toba Fou’ Toba », « Alashan lazem Ne’ish Maabad », et les nombreux autres titres de ce genre étaient tout à fait différents de ceux que mon père m’enseignait mais ils tombaient à pic car ils me rendaient fière d’un pays qui me laissait la plupart du temps honteuse. La fierté et le fantasme que la musique me transmettait m’a permis de survivre.
Or, une fois que tombe le voile de la romantisation du pays et que se déconstruit le mythe du « retour au pays natal » des parents, la question que je me pose est celle-ci : qui a décidé de ce que j’écoutais ? Qui a décidé de ce que moi, enfant de la diaspora égyptienne copte en France, j’allais écouter ? À quel point ma vision du pays de mes parents a-t-elle été façonnée par cette pratique de l’écoute ? Aurais-je été autant attachée à la musique et à l’Égypte si cette expérience continue dans le temps ne m’avait pas tant affectée ?
Plus de dix ans après, et un accès à la littérature et aux réseaux sociaux plus tard, ces titres de propagande ne représentent plus que la faillite d’un pays – d’une élite, de politiciens, et d’une armée – à remédier aux maux de son peuple. Ils incarnent l’indifférence complète des dominants face à l’urgence de toute une société à bénéficier d’un semblant de justice, et à leurs réclamations les plus vitales : du pain et de la liberté. Une fois cette réalité politique et sociale devenue visible, ces morceaux perdent tout leur potentiel charme et ne me servent plus que d’accès à ma mémoire ou de moyens d’introspection, à partir des notes de musique et des mots qui y sont chantés.
*El Massassi, A. et Salama, V. (2019). « Des stars au garde-à-vous : la pop arabe, écho des raidissements politiques et sociétaux », in Maghreb – Machrek, 241(3), 49-62.