Courtney dévêtue de sa Peau d’Ânonymat : sur « Celebrity Skin » de Hole

HOLE Celebrity Skin
Geffen, 1998
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Musique Journal -   Courtney dévêtue de sa Peau d’Ânonymat : sur « Celebrity Skin » de Hole
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Quelle idée, de vouloir écrire sur Hole, et de choisir comme sujet leur projet le moins controversé… Pourtant, Celebrity Skin est l’un de mes albums préférés de tous les temps. Et la controverse, si elle ne porte pas tant cette fois sur les déboires de Courtney Love, est bel est bien présente dans son évolution artistique inattendue et la réception à sa sortie d’un album tout sauf prévisible.

« Retard Girl » au bonnet d’âne 

Née dans le San Francisco des années 1960, d’un mère psychothérapeute et d’un père éditeur des Grateful Dead, qui lui fait ingérer du LSD alors qu’elle n’a que quatre ans, Courtney Love a une longueur d’avance sur le mode de vie drogues et rock’n’roll, qui la mène inévitablement à se rêver rockstar. Après plusieurs premiers groupes de rock (Sugar Babydoll, Pagan Babies), Love fonde Hole en 1989. Mais voilà que, depuis ses débuts en musique, Courtney choque et dérange. Le premier single du groupe, paru en 1990, porte le titre outrageux de « Retard Girl », inspiré par les expériences de harcèlement vécues par la chanteuse. Dès la première sortie de Hole, Love témoigne n’avoir pas peur de se mettre en scène dans la peau d’un personnage écervelé se réappropriant les injures qu’on lui balance à la figure — postulat devenant presque prophétique au vu de l’accueil que lui réserve l’industrie de la musique. La chanteuse (plutôt que son groupe, d’ailleurs) est presque immédiatement dévalorisée et sous-estimée par le grand public, comme une sorte de Martine qui ferait tout ce qu’il ne faut pas. Courtney Love est politiquement incorrecte ; Courtney Love crie trop fort, se drogue et boit ; et surtout, Courtney Love n’est, au final, rien sans Kurt Cobain, dont elle n’est que la petite amie. Sa musique n’est qu’un sujet secondaire, tant elle est crucifiée en dernière de la classe perturbatrice, affublée non pas d’une peau mais d’un bonnet d’âne métaphorique. Pourtant, avec « Retard Girl » comme introduction, Love offre à son groupe une ligne directrice claire, posant les bases d’un jeu-m’en-foutisme absolu, mais surtout très self-aware.

Renaître de la souillure

« Dicknail », second single de Hole, plus abrasif encore que « Retard Girl », parait en 1991 et raconte explicitement une histoire d’inceste. Sur le morceau, Love crie sa rage contre un personnage de père violeur, auquel elle réserve en guise de vengeance ce « dicknail », un clou castrateur planté dans le sexe. Dans le conte Peau d’Âne, le sujet de l’inceste est traité avec plus de poésie, par le biais d’un personnage de père-roi obsédé par l’idée d’épouser sa fille, après que la reine-mère lui ait fait promettre sur son lit de mort de ne se remarier qu’avec une femme plus belle qu’elle. Si l’image d’une Catherine Deneuve âgée de vingt-sept ans édulcore l’histoire de Peau d’Âne, plutôt adolescente dans le conte original, l’atrocité du crime n’en reste pas moins apparente notamment dans le film de Jacques Demy (1970), à travers le morceau « Conseils de la Fée des Lilas » : « On ne [marie] pas les filles avec leur papa »

La princesse du conte ne se défend pas en mutilant son abuseur, mais décide tout de même de se rebeller en faisant tourner son père en bourrique et lui demandant des cadeaux impossibles ; avant de tuer l’âne magique qui assure au roi sa fortune pour s’en faire un manteau, puis se recouvrir de boue avant de fuguer loin du royaume. Pour elle comme pour Love, la condition féminine docile est synonyme d’abus et leur impose, pour en être libérées, de se souiller avec un fumier pas toujours seulement métaphorique. Cette féminité abrasive devient libératrice. A défaut d’habits couleur du temps, ce sont des robes de reine de beauté que la chanteuse vient déchirer et tacher, s’imposant progressivement comme icône de mode, à travers l’esthétique kinderwhore qu’elle popularise. Ainsi, Courtney Love accepte la peau d’âne que lui tend le monde de la musique, et monte sur scène.

Une lettre d’amour-haine à Los Angeles

Après la peau d’âne de princesse souillon, c’est un autre épiderme que Courtney Love vient chatouiller. En 1998, après quatre ans de silence radio, Hole sort son troisième album intitulé Celebrity Skin. Le groupe nous avait laissés avec les prom queens déchues rose bonbon et le son grunge-punk rock de l’album Live Through This (1994) ; aussi, quelle n’est pas la surprise du public lorsqu’il découvre Celebrity Skin. C’est déjà la pochette de ce troisième album qui attire l’attention, cette photo en noir et blanc des quatre membres du groupe aux visages graves devant des palmiers en feu, à mille lieues du kinderwhore. Les sonorités de l’album, aussi, surprennent. Finis les égosillements trash-punk : sur ce disque, le groupe adopte un son rock alternatif parfois même pop, plus mature, poli par les années. Le changement de direction artistique de Hole se traduit, également, par les sujets traités sur l’album. Courtney Love demeure, jusque dans ses paroles, icône féministe ; mais sur Celebrity Skin, elle ne fait plus l’exorcisme frontal d’une adolescence tourmentée. Courtney nous parle de sa Californie à elle. 

Au fil des morceaux, la chanteuse traîne sa poésie dans la gouttière pour dresser le portrait de la région californienne : parfois glamour, parfois choquante et répugnante. Le morceau-titre fait en particulier état de son rapport dichotomique à Hollywood. En Cendrillon des temps modernes, la chanteuse constate à la fois sa propre réussite dans le monde du show-business (« now you’ve really made it ») et les dangers d’une telle réussite, embourbée par la course à la perfection physique et sa vilification constante par les médias (« when I wake up, in my makeup / Have you ever felt so used up as this? »). Sur le morceau « Malibu », la référence à une Californie douce-amère est tout aussi directe, mais cette fois-ci la ville citée apparaît comme un échappatoire plutôt que la prison d’Hollywood. Celebrity Skin plante un décor de paillettes et de manipulation, mais qui reste pour Love celui de sa ville d’origine, inspirante, à l’énergie inégalable. 

Courtney Love, héroïne Lynchienne

Cette Californie que décrit l’album est aussi celle du fantasyland sirupeux qu’est Los Angeles. Si l’on a laissé au placard le royaume champêtre de Peau d’Âne, quand le fantôme de Jacques Demy s’exporte, c’est en David Lynch qu’il se réincarne, dans des films comme Lost Highway (1997) ou Mullholland Drive (2001), où se bousculent les héroïnes surréalistes de contes criminels. Impossible en parlant de l’œuvre de Courtney Love de ne pas penser à Twin Peaks, autre aile du palais Lynch. Comme Laura Palmer, Love incarne — surtout avec les deux premiers albums de Hole — ce personnage de reine de beauté du lycée ayant perdu son innocence et succombé aux drogues, au sexe et au rock. Dans « I Think That I Would Die », en 1994 sur l’album Live Through This, elle chantait déjà : « She lost all her innocence, gave it to an abscess ». Sur son troisième album, la chanteuse crève cet abcès, révélant toute la laideur de son expérience d’ascension vers la célébrité. Royaume du spectacle, Los Angeles est surtout le théâtre de toutes les addictions. Aux drogues, évidemment, évoquées tout au long de l’album (dans Awful, Dying & Malibu). Mais aussi celle de l’addiction à la validation du public, et de ce rapport d’amour-haine entretenu par Courtney Love, la scène et la critique.

The Courtney Show

Courtney Love n’a cessé d’entretenir ce rapport ambivalent à la scène, même durant le silence radio de Hole. Live Through This, l’album précédent, est victime d’une malédiction chronologique : écrit l’année d’avant, il sort en avril 1994, sept jours seulement après le décès de Kurt Cobain. Contrainte de promouvoir l’album malgré tout, Love le fait durant son discours d’hommage à Cobain deux jours après sa mort, décision très décriée par les fans de Nirvana. En juin de la même année, c’est la bassiste de Hole, Kristen Pfaff, qui est retrouvée morte à son tour d’une overdose. La tournée de promotion est décalée à l’été 1994. Seulement, à la suite de ces drames, Courtney Love se retrouve entourée d’une telle aura de complot macabre que l’album passe au second plan. On ne va plus tant aux concerts de Hole pour écouter leur musique. Ses détracteurs s’y rendent pour voir celle qu’ils perçoivent comme une folle enragée faire son « Courtney Show », nourri d’addiction et de désespoir. La curiosité morbide fait vendre. Les haters de Courtney viennent observer la veuve s’auto-détruire sur scène et, encore une fois, l’accuser d’avoir tué Kurt Cobain.

L’album couleur du deuil 

Alors avec Celebrity Skin, premier projet écrit et composé après la mort de Cobain et Pfaff, le public s’attend à découvrir l’album du deuil. Mais ça n’est pas vraiment le cas, ou seulement en partie. Car, si l’album est dédié à la mémoire de Kurt, il ne tourne pas autour de lui, et n’est même pas très autobiographique pour Courtney au-delà des mentions de son rapport à la drogue et au suicide, déjà de notoriété publique. On n’apprend rien sur le couple grunge légendaire. En revanche, Love reprend le contrôle du « narratif » de son histoire. Dans « Boys On The Radio », elle écrit : « Do what you want / Cause I’ll do anything / And I’ll take the blame ». Consciente de l’avis que le public porte sur elle et son art, elle choisit de faire face aux accusations et d’accepter qu’elle ne peut se défendre contre l’infondé. 

Après la perte de Pfaff et Cobain, Hole est indubitablement endeuillé. Mais plutôt qu’un album couleur de deuil, Celebrity Skin est un album de mise à nu. Comment, dira-t-on, se mettre encore plus à nu qu’en chantant des textes parlant de viol, de suicide, de drogues et de violence comme sur leurs albums précédents ? Et bien, peut-être, en prenant le chemin inverse, celui que Courtney décrira comme « l’art rencontrant le commercial ». La vraie mise à nu de Courtney Love sur Celebrity Skin est l’aveu de ses envies de réussite : sans rejet de ses valeurs fondamentales punk et engagées, cependant en accord résilient avec les codes du show-business faisant loi à Hollywood.

Peau de célébrité

Juste avant la sortie de Celebrity Skin, Courtney Love commence à se faire un nom au cinéma et à assumer ses rêves de grand écran. Son rôle dans Larry Flynt lui vaut même d’être nommée dans la catégorie Meilleure Actrice aux Golden Globes de 1996. Pourtant, dans les années 1990, il est encore peu accepté de vouloir réussir à la fois dans la musique et au cinéma. Love se voit à nouveau moquée par les médias grand public, perçue comme superficielle, et quoiqu’il arrive comme un vautour profitant d’une célébrité permise uniquement par la mort de Kurt Cobain, puisqu’on l’accuse encore et toujours d’avoir provoqué son décès intentionnellement. Quoiqu’elle fasse, Courtney Love est perdante dans cette équation médiatique — mauvaise veuve, mauvaise mère, mauvaise femme. Pourtant, s’il y a un quolibet qu’elle rend caduc, c’est celui de mauvaise musicienne. Aussi bien par sa réussite commerciale que par sa réception critique, Celebrity Skin est le plus grand succès de Hole. Mais ce triomphe provoque paradoxalement une énième controverse autour de Courtney Love. L’album est un chef d’œuvre pop rock, et pourtant les fans du genre, et plus encore les fans de Nirvana, refusent presque d’accorder cette accolade à la chanteuse tant elle est une figure détestée par le grand public.

Sur le morceau « Awful », Love trace les contours de ce monde et cette industrie musicale qui ont été avec elle si cruels, et fait le récit de sa résilience. Avec « une chanson », ou un album en l’occurrence, elle casse ce moule dans lequel on l’enferme depuis ses premiers projets artistiques, et prouve qu’il est toujours possible de donner tort aux critiques. Sur Celebrity Skin, elle s’éloigne de son image riot grrrl et finit par devenir la musicienne célèbre et respectée qu’elle tournait en dérision aux débuts de Hole. Courtney Love, enfin, semble dévêtue de sa Peau d’Ânonymat aux souillures protectrices. Désormais, c’est plutôt à la manière de Sue/Elisabeth dans The Substance (2024) que Courtney Love se plie aux règles de l’industrie de l’entertainment et laisse pousser sur ses os cette peau de célébrité comme une armure, aussi magnifique que cynique.

Portrait de la célèbre fille en feu

Celebrity Skin sera le dernier album de Hole avec sa formation originelle des années 1990. L’illustration de couverture de l’album, avec ce cliché endeuillé devant une Californie en feu, nous reste en mémoire alors que le groupe lui-même part en flammes et s’auto-détruit sur fond d’addictions et de conflits professionnels et interpersonnels. Mais le thème du feu amène dans son sillage plus que de la dévastation. Les flammes qui réduisent Courtney Love en cendres sont celles desquelles elle renaît. Désormais enfin reconnue pour avoir marqué l’histoire du rock après cet album entré dans la légende, et habillée de cette peau de célébrité, elle s’autorise tous les rôles artistiques. Les décennies suivantes voient Courtney prendre ses marques en tant qu’actrice (de 1996 à 2002), designer, autrice de manga (avec Princess Ai, publié entre 2004 et 2006)… « Sans y avoir laissé sa peau » d’ailleurs, comme écrit à son sujet Sophie Rosemont dans l’ouvrage Girls Rock. La chanteuse est, par ailleurs, sobre depuis 2018, choisissant de se laisser dévorer par le feu de ses passions plutôt que celui de ses frasques. Et Courtney, célèbre fille en feu, peut alors profiter d’être révérée par ses héritières, à l’instar de Lana Del Rey qui la cite en 2021 dans le morceau « Dance Til We Die » : 

« Court almost burned down my home… but God it feels good not to be alone. »

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