L’accordéon afrométissé d’Esteban Jordan le maudit

Steve Jordan Turn Me Loose
RCA, 1986
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Musique Journal -   L’accordéon afrométissé d’Esteban Jordan le maudit
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Il y a pas loin d’un an, un peu groggy après l’investiture de Trump, j’avais choisi de vous parler de l’anti-Amérique de Blaze Foley, de l’outre-Texas et de ses fêlures. Esteban Jordan est aussi un anti-héros conspirant contre une nation clinquante et raciste, un de ceux qui a connu à la fois les lumières et la misère, avec pour seule constance son envie de tout envoyer balader. Son histoire commence à Elsa, à quelques kilomètres de la frontière mexicaine. Dès sa naissance en 1939, c’est un destin fragile qui se dessine, puisqu’il devient aveugle de l’œil droit lors de l’accouchement. C’est pourtant ce qui l’amènera à la musique car, ne pouvant travailler aux champs, il va apprendre l’accordéon auprès des anciens du camp de migrants où résident ses parents. Son handicap, social et corporel, il va en faire une force proto-crip.

En effet, s’il commence à jouer très jeune avec son frère dans des conjuntos novateurs, Esteban Jordan se démarque d’abord par sa virtuosité et enregistre énormément entre les années 1960 et 1980 – souvent sous le nom de Steve Jordan, patronyme imposé par les maisons de disques américaines. Avec son bandeau en croco façon pirate du South Texas, ses tenues extravagantes et son touché prodigieux, celui qu’on surnomme bientôt « El Parche » va rapidement s’imposer comme une voix incontournable de la musique tex-mex – un métissage, voire plutôt un afrométissage entre les traditions norteña des travailleurs ruraux texans mexicains et les musiques populaires noires américaines, soit une forme d’afro-latinité tissée le long du Rio Grande. Il sera l’un des premiers à intégrer des éléments jazz, soul, funk et R&B à cette musique, le tout en poussant toujours plus loin ses expérimentations avec l’accordéon.

Rappelons au passage que l’encombrant instrument à anche libre, d’invention allemande, a été avec son cousin l’harmonica – mais aussi avec la guitare, le piano et le violon — le vecteur d’une modernité musicale populaire propre à la deuxième moitié du XIXe siècle. On oublie souvent son aspect révolutionnaire et sa production à échelle industrielle pour le résumer aujourd’hui à un outil désuet et forcément harnaché aux musiques dites traditionnelles. Alors que l’accordéon d’Esteban Jordan, lui, se révèle d’emblée métissé : il puise dans des pratiques de jeu provenant autant des Créoles de Louisiane que des Germano-descendants enchaînant les polkas endiablées. Jordan a tenté toutes sortes d’accords improbables entre les capacités de son instrument, le style Tejano qui lui sert de base et, en vrac, la disco ou des pédales d’effets en pagaille.

Si notre accordéoniste texan a toujours refusé la comparaison avec Hendrix (bien que certains l’aient qualifié de Jimi de l’accordéon), il n’a pourtant pas lésiné comme ce dernier sur les expérimentations, à la fois dans le jeu et dans les concoctions timbrales incandescentes. Particulièrement fan de delay, il a beaucoup expérimenté avec le délai à bande Echoplex, comme sur « La Polka Loca » ou « La Polka Plex ». Ce qui est fort avec Esteban, c’est la flamboyance de ses propositions, alors qu’elles sont parfois casse-gueule, comme cette très belle reprise des Righteous Brothers.

Ses apparitions sur scène témoignent bien de son potentiel de rock star. On y perçoit la maîtrise de son instrument – maîtrise qui parfois frôle l’arrogance – mais on peut aussi y percevoir ses failles, sa nervosité et sa sensibilité. Car son travail propose aussi des ballades où un accordéon baigné dans le phaser nous transporte dans une tranquillité bizarrement parasitée par les paysages clivés du sud du Texas. Le natif d’Elsa aura tout essayé, et souvent avec brio. J’aime par exemple beaucoup ses essais discoïdes, comme « Run Teccato Run », ou son disque prisé des collectionneurs, Canto Al Pueblo, autoproduit.

Sur la plupart de ses disques solo, il joue de tous les instruments, essaye, se ramasse, mais y croit dur comme fer. Malheureusement, après Turn Me Loose, son premier effort en major (RCA, 1986), nommé aux Grammys, cela ne se passe pas comme prévu car ce disque ambitieux, sûrement son meilleur, pop et parfois délirant, se solde par un échec commercial. Il vit alors très mal le décalage entre sa reconnaissance par la critique, le fait qu’il soit unanimement adoubé comme l’un des plus grands accordéonistes de l’histoire, et le peu d’écho qu’il rencontre auprès du public américain : il est trop tôt (ou trop tard ?) pour faire entendre de l’accordéon, et lui, Jordan, serait trop marqué par son identité tex-mex. Sans compter son caractère de cochon, puisque comme toute rock star sur une ligne de crête, Esteban Jordan fait n’importe quoi, parle mal à tout le monde, se comporte comme le dieu vivant du soufflet, annule des tournées pour partir pêcher pieds dans l’eau pendant plusieurs semaines… et bien sûr il se drogue énormément.

Les années 1980 restent un moment pivot pour Esteban, où il aura notamment côtoyé Santana mais aussi David Byrne, qui se dit fan de lui. Pour l’anecdote, le post-punk new-yorkais l’invitera en 1986 sur une chanson des Talking Heads et quelques années plus tard, le titre de ce morceau décidera un jeune groupe britannique initialement nommé On A Friday de se rebaptiser… Radiohead. Mais c’est aussi durant cette décennie que l’accordéoniste va connaître l’amertume d’un succès pour lequel il travaille sans relâche mais qui ne vient pas. Il s’enfonce dans le crack et écrit un morceau intitulé « Piedrecita » sur ces petits cailloux ravageurs qui font désormais partie de son quotidien.

Il continuera toutefois à participer à de nombreux conjuntos et à traîner sur scène sa carcasse très amaigrie de légende ombrageuse de la musique tex-mex. Lorsque John Burnett, journaliste chez NPR, va venir chez lui l’interviewer en 2009, il découvre que Jordan vit dans un taudis jonché d’ordures, se montre irascible au possible et menace de le tuer s’il enregistre et met en ligne les démos qu’il lui fait écouter. Bref, l’ambiance n’est pas terrible. C’est dans cet état semi-paranoïaque, hanté par ses démons et détruit par ses addictions qu’il meurt d’une cirrhose du foie en septembre 2010.

Pourtant, derrière cette flamboyance et ces excès, il y a aussi un musicien dont le jeu généreux lui a permis d’explorer un accordéon psychédélique et bondissant, un musicien qui a transformé son handicap en force et qui s’est mu en porte-parole éclatant pour les communautés de migrants mexicains du sud du Texas. Comme Blaze Foley, il représente ce Texas revêche et indompté, capable dans une fulgurance de me toucher très fort. Et c’est notamment quand il est tranquillement rêveur que j’adore Esteban Jordan, comme sur cette compilation vraiment chouette de ses morceaux de la fin des années 1970.

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