La chanson de Roland Barthes : quelques paroles qui me font mieux vivre mes peines

OUM KALTHOUM, SHERINE, AMR DIAB, SARAH MAISON, THEODORA, AUDRE LORDE, ROLAND BARTHES Les chansons de Roland Barthes
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Il y a des chansons qui nous font nous sentir vus, perçus dans notre entièreté. Qui ont le pouvoir de nous rassurer lorsqu’on passe par des états émotionnels qu’on croyait isolants. Ce sentiment est celui que j’ai eu en lisant Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes il y a quelques années. Je me suis sentie confortée dans mes émotions en me rendant compte que si quelqu’un les vivait comme moi, voire plus dramatiquement que moi, je ne pouvais pas être trop « intense », ou dans l’exagération. Je devenais étonnamment légitime, et je trouvais en cette lecture, mais aussi en l’écoute de certaines chansons, des espaces rares de partage de mes fragilités intérieures.

Hayart Albi Maak

Tu as troublé mon cœur et je ne sais comment le cacher,

Dis-moi que dois-je faire de toi,

Ou que dois-je faire de mon cœur ?

Il me faut me plaindre du feu qui me consume,

Il me faut me plaindre de ce que j’ai sur le cœur.

Te parler de celui qui m’empêche de dormir,

Te parler de celui qui me fait pleurer,

Te décrire mon état d’âme,

Mais mon amour propre m’en empêche !

Que de nuits, seule avec mon imagination

Je tentai de me calmer par un mot doux qu’un jour tu m’as dit

Je passe mes nuits à me demander ce qui nous arrive

Et comment se fait-il que tu n’ais rien remarqué de mon trouble quand je te salue ?

Pas un jour que tu n’aies perçu dans mon regard l’amour qui a failli s’exprimer ?

Ces paroles écrites par Ahmad Rami et chantées par Oum Kalthoum font partie des mots les plus touchants que j’ai entendus. Jamais je n’aurais cru que quelqu’un que j’admire autant, que cette femme que l’on a placée au rang de diva ultime, de Mère et d’idéal de la Nation, pouvait se sentir aussi honteuse que moi en amour et aussi embarrassée par ce qu’elle portait en elle. La souffrance du désir qu’elle interprète dans sa voix me tord les tripes à chaque écoute. Afin d’illustrer son refus d’admettre ses sentiments, Oum Kalthoum étire les syllabes des mots qu’elle chante et les fait durer le plus possible pour que nous aussi, auditeurices, souffrions avec elle. À chaque fin de phrase, un rythme dramatique de violon, dont on doit la composition à Riad Al Sunbati, intervient comme pour nous avertir de la gravité de ses mots. Et c’est comme ça pendant une quarantaine de minutes, en boucle, histoire de ressasser sa peine – au revoir la raison. Ce sentiment insupportable est décrit par Barthes de cette manière : « Sentiment raisonnable : tout s’arrange – mais rien ne dure. Sentiment amoureux : rien ne s’arrange – et pourtant cela dure. » Il faut savoir que lorsque Oum Kalthoum chante ces mots, elle ne chante non pas les siens, mais ceux d’un homme follement amoureux d’elle, sans que ce soit réciproque. Ahmed Rami, c’est un de ses poètes, qui a signé 137 de ses 283 chansons, et qui s’est saisi de l’écriture pour lui exprimer ses sentiments ardents. Alors quand elle demande « Et comment se fait-il que tu n’aies rien remarqué de mon trouble quand je te salue ? Pas un jour que tu n’aies perçu dans mon regard l’amour qui a failli s’exprimer ? », c’est aussi Ahmed Rami, dans toute sa peine, qui parle à travers sa voix.

Dans mon esprit, « Hayart Albi Maak », Oum Kalthoum et Ahmed Rami, résonnent avec le chapitre « l’Intraitable » des Fragments du discours amoureux.

« Tous les arguments que les systèmes les plus divers emploient pour démystifier, limiter, effacer, bref déprécier l’amour, je les écoute, mais je m’obstine: “Je sais bien, mais quand même…” (…) Cet entêtement, c’est la protestation d’amour : sous le concert des “bonnes raisons” d’aimer autrement, d’aimer mieux, d’aimer sans être amoureux, etc., une voix têtue se fait entendre qui dure un peu plus longtemps : voix de l’intraitable amoureux. »

Et quand on refuse d’abandonner l’idée d’aimer, ou l’acte d’aimer plutôt, en sachant toute son importance et la vitalité qu’il amène, mais que c’est son amour propre qui prend cher, alors il faut lancer « Aal Sa3ban Aleih » de Sherine et « Sa3ban Alaya » de Amr Diab. Deux morceaux qui évoquent le sentiment de pitié éprouvé par l’abandonneur.se et le rejet qu’il provoque chez l’abandonné – mais aussi deux excellentes chansons de pop égyptienne des années 2000. Car qui n’a pas eu envie de demander à une personne nous ayant blessé, « mais pourquoi est-ce que tu ne me vois pas souffrir ? »

Aal Sa3ban Aleih

Il dit que je lui fais de la peine et qu’il s’inquiète pour moi,

Dites-lui que je suis encore vivante, et que tout va bien.

Il dit que je lui fais de la peine et qu’il s’inquiète pour moi,

Dites-lui que je suis encore vivante, et que tout va bien.

Il pense être innocent et affectueux.

Il pense que je vais mourir quand il me quittera, et que ça se verra.

Dites-lui qu’il est bien poli et sensible,

Dites-lui juste cette phrase.

Que c’est son coeur qui est mort,

Et que peut-être qu’un jour il ressentira de nouveau. 

Sa3ban Alaya

Ça me brise le coeur ma précieuse,

Ce que tu m’as fait.

Ne t’en prends pas à moi ma précieuse,

C’est toi qui m’a maltraitée.

J’admets que je t’ai aimée,

Et que tu es celle qui m’a comblée.

Mais je n’ai pas été juste envers moi en t’aimant, 

Et tu es devenue ma vie entière.

Laisse moi tranquille,

Laisse moi tranquille,

Ne rends pas ça plus difficile.

J’ai cru en ton amour ma précieuse

Et j’ai aimé quand tu avais peur pour moi.

J’ai aimé tes regards, mes soupirs,

Et le toucher de tes mains sur les miennes.

Ces chansons incarnent aussi en musique une citation d’Audre Lorde qui m’a marquée. 

« For within living structures defined by profit, by linear power, by institutional dehumanization, our feelings were not meant to survive. Kept around as unavoidable adjuncts or pleasant pastimes, feelings were expected to kneel to men. But women have survived. As poets. And there are no new pains. We have felt them all already. We have hidden that fact in the same place where we have hidden our power. They surface in our dreams and it is our dreams that point the way to freedom. They are made realizable through our poems that give us the strength and courage to see, to feel, to speak, and to dare. »

Les chansons dont se dégage une intensité émotionnelle potentiellement déraisonnable acquièrent selon moi cette importance. Elles sont un moyen de dire à toustes que non, personne n’est « trop » et que les sentiments n’ont rien de futile. Ils sont même nos guides dans cette existence, mais pour cela il faudrait d’abord les valoriser. Alors en écoutant ces titres, je me sens vivre à travers celleux les ayant composés, mais aussi toustes celleux qui les ont écoutés avant moi et qui ont pu s’y retrouver. L’écoute forme une toile invisible de partage à travers la matière sonore. Car si moi je ressens l’amour, la déception, et la douleur si violemment, c’est qu’ils existent bel et bien, et que d’autres traversent aussi ces vagues. Et je crois qu’il m’est devenu essentiel de revendiquer cette sensibilité, cette émotionnalité, quand tout est fait pour déshumaniser certains, comme le dit si justement Audre Lorde.

Reste près de moi

Si tu ne vois la réalité,

Telle qu’on la conçoit,

Que ta vue est troublée,

Reste près de moi,

Je connais bien ça.

Je vis dans un moment où tout me semble abstrait,

A chaque seconde j’oublie qui j’étais.

Alors reste près de moi,

Tu nous guideras.

Car le monde a grand besoin de gens comme toi.

Qui tremblent, mais n’abandonnent pas.

Quand je dis que plus rien n’a de sens,

C’est faux, puisque tu es là.

Il faut voir Sarah Maison chanter ce morceau sur scène, dans un silence complet, les yeux du public rivés sur elle et sa guitare, pour vivre tout ce que ces paroles ont à offrir. « Reste près de moi » est de ces chansons si personnelles, si proches de son cœur, que l’on sent que l’artiste en porte la composition dans sa chair. Où pourrait-on entendre ces paroles prononcées en public sinon à un concert ? Où cette parole pourrait-elle être diffusée à 200 personnes toutes présentes dans le même espace-temps ? C’est pour moi la magie et le précieux des lives, et des artistes qui s’en saisissent pour se livrer intimement. 

Bien entendu, les morceaux qui détiennent ce caractère mémorable dans mon esprit parlent tous de solitude et de la difficulté à se remettre d’une peine. Il me semble que c’est ce procédé d’identification qui me permet d’inscrire des sons dans ma mémoire. D’ailleurs, lorsque je parle de peine, je ne parle pas exclusivement du goumin post-rupture romantique. Ce sont les relations en tous genres, mais dans lesquelles on investit de l’amour et du temps, que j’évoque – en m’inspirant de la pensée de bell hooks et son refus de limiter les sentiments amoureux aux relations romantiques. 

Ces chansons sont un moyen d’inscrire des événements et des sentiments dans une temporalité précise, pour pouvoir y revenir par la suite. Les écouter en boucle c’est choisir de revivre ces situations, mais chaque fois différemment. Je revis mon deuil pour mieux le comprendre. J’écoute ma peine chantée par quelqu’un d’autre pour l’extérioriser, et surtout pour la placer autre part. Et quand je suis épuisée, et que je n’ai plus de force d’affronter ni mon quotidien, ni mes émotions, ce sont également ces titres qui prennent le relais. 

Ils me rient tous au nez

Mais comme moi, personne n’aime,

Toi non plus rien de personnel,

Tes messages donnent hyper sommeil,

Donc j’ai le plaid et le bon sommier.

Pourtant, j’suis juste passionnelle, au point d’en perdre sommeil.

Si j’t’aime et que ça va pas, sans demander, je te passe mon aide.

Pourtant, j’suis juste passionnelle, au point d’en perdre sommeil.

Si j’t’aime et que ça va pas, sans demander, je te passe mon aide.

Théodora a ce je ne sais quoi de bouleversant. C’est peut-être son âge (22 ans), ses prises de paroles publiques politiques qu’elle a pu destiner à « celleux qui lui ressemblent » (cf son discours aux Flammes en 2025), son succès si rapide ou le fait que son équipe soit composée de ses proches. Elle a la précieuse capacité à me faire autant danser que pleurer et ce morceau, « Ils me rient tous au nez » provoque précisément ce sentiment en moi. La puissance de Theodora ici c’est d’avoir su exprimer avec une telle exactitude comme on peut se sentir misérable à la suite d’un rejet ou d’une déception. La transparence radicale qu’elle incarne en cette chanson me rend très humble. Je dirais même qu’elle pousse à l’inspiration, et je tiens à la remercier d’avoir dit ce que je n’aurais jamais su, ou voulu, m’avouer à moi-même.

Car c’est aussi ça parler d’amour ou exprimer ses peines de cœur, qu’elles soient romantiques ou non : faire face à beaucoup de gêne. Comme si le sujet était niais, superficiel et ne méritait pas d’être pris au sérieux. Ou que les rejets devaient être glissés sous un tapis de honte afin de maintenir un semblant de fierté fragile. Barthes le disait déjà dans l’introduction de Fragments :

« La nécessité de ce livre tient dans la considération suivante : que le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême solitude. Ce discours est peut-être parlé par des milliers de sujets (qui le sait?), mais il n’est soutenu par personne; il est complètement abandonné des langages environnants : ou ignoré, ou déprécié, ou moqué par eux, coupé non seulement du pouvoir, mais aussi de ses mécanismes (sciences, savoirs, arts). »

À la fin de la journée, quand j’enlève mon manteau, mon écharpe et mes chaussures en arrivant chez moi, quand j’ôte mes bagues une à une et que je retire mes boucles d’oreilles, puis que je m’assois enfin sur mon lit, je me retrouve aussi dans une forme de nudité et de vulnérabilité. Les armes sont baissées et je peux enfin être moi-même, ressentir tout ce que je n’ai pas eu le temps ou l’envie de ressentir au fil de la journée. La place est laissée à la sensibilité après avoir porté mon armure si lourde, mais nécessaire au vécu d’une femme racisée queer et de gauche lambda en France. 

Je peux enfin lancer ces morceaux, respirer un bon coup, et me rappeler une énième fois que « Toutes les peines ont déjà été vécues. Il n’y en a pas de nouvelle. » Qu’il n’y a rien de plus universel que de se saisir de l’écoute musicale afin de traverser ses peines. Je peux me remémorer celleux qui sont passés avant moi, en musique ou à l’écrit. Celleux qui ont aussi souffert d’événements précis, ou de l’atrocité globale du monde, et en qui cela a laissé des traces dans leur intériorité. 

« Tel est le retentissement : la pratique zélée d’une écoute parfaite : au contraire de l’analyste (et pour cause), loin de « flotter » pendant que l’autre parle, j’écoute complètement, en état de conscience totale: je ne peux m’empêcher tout entendre, et c’est la pureté de cette écoute qui m’est douloureuse : qui pourrait supporter sans souffrir un sens multiple et cependant purifié de tout « bruit » ? Le retentissement fait de l’écoute un vacarme intelligible, et de l’amoureux un écouteur monstrueux, réduit à un immense organe auditif – comme si l’écoute elle-même entrait en état d’énonciation: en moi, c’est l’oreille qui parle. »

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