Laissez tourner n’importe quel service de streaming sur une playlist rock, et de reprises des goûts dominants en reprise des goûts dominants, il termine dans une impasse genrée. Même si l’émergence de programmes de valorisation des femmes dans les musiques actuelles ont fait leur apparition, les algorithmes autoroutiers restent tributaires de leurs premiers tracés. Pour y remédier, une première stratégie est l’effraction : c’est celle de Punk.e.s, spectacle mis en scène par Rachel Arditi et Justine Heynemann qui se jouait en début d’année à la Scala, et proposait une tentative frontale de faire rentrer le groupe The Slits de force dans la playlist classique – d’ailleurs dispo sur la page du spectacle.
Punk.e.s offre une scénographie dynamique, les artistes musiciens ont une vraie présence sur scène (voir du rock bien joué en spectacle reste rare), et le tout donne des envies d’écoutes, mais le spectacle a quelques limites. La première c’est qu’on n’y joue pas de chansons des Slits ou presque, au risque de nourrir l’idée que le groupe est avant tout un concept, de groupe punk féminin, plutôt qu’une production musicale. Leurs rares chansons sont insérées dans un fond sonore de classiques de la fin 1970 pour montrer leur légitimité à y appartenir. Il y a plus de chansons des Clash que des Slits dans la playlist, et l’histoire d’amour entre Viv Albertine et Mick Jones est centrale au récit, au risque de toujours laisser planer cette impression qu’elles ont été portées par leur succès à eux.
La part dub des Slits est aussi complétement abandonnée, au risque d’oublier une part de race dans l’histoire de ce groupe. Dans une interview en 2009, Viv Albertine expliquait trouver en Linton Kwesi Johnson, avec lequel son groupe partageait le même label, une forme de compagnonnage entre dominé.e.s des styles légitimes – « The world was as against reggae artists like him just as much as it was against us. » (L’intersectionnel a toutefois ses limites, puisque Bob Marley a eu le goût douteux de les virer de la liste des groupes new-wave qu’il citait dans « Punky Reggae Party » lorsqu’il s’est rendu compte que c’était un groupe féminin).
Mais surtout Punk.e.s passe à côté d’une possibilité, celui de non pas jouer seulement sur la question du genre, mais sur celle de l’âge : l’histoire des débuts est liée à un personnage rare à l’époque, pas groupie ni jeune fille, mais femme trentenaire et productrice, à savoir la mère d’Ari Up Nora Foster, inutilement caricaturée avec un accent allemand assez lourd, alors que sa carrière est passionnante et son rôle déterminant ; il y a aussi une autre histoire à raconter des Slits bien plus inédite dans sa forme, et moins ancrée dans un passé nostalgique que dans un potentiel futur excitant : non pas le moment où elles se forment, mais ce moment où elles se reforment dans les années 2000, avec une transmission générationnelle à de nouvelles venues (et même, sororité dans la sororité, en profitant en amont d’une fan qui écrit sur le groupe pour se recontacter entre elles) : l’idée n’étant pas alors de faire le plus authentique possible avec le maximum de musiciennes de l’époque, mais de jouer à nouveau, et bien.
En fait dans bien d’autres cas que les Slits, il n’y a pas vraiment besoin de faire un spectacle pour célébrer ces reformations : ces groupes tournent encore. Pour une grande partie des groupes féminins après elles, je pense notamment à tous les groupes Riot Grrrl qui vont passer la soixantaine, il n’y aura pas tant besoin de faire des spectacles en réinventant une histoire passée que de profiter d’artistes toujours sur scène, pas tant besoin de les faire rentrer dans la playlist classique que de passer à d’autres types de stratégies.
Trouver la poète maudite, le groupe de malchanceuses, la mort prématurée, l’artiste empêchée, idéalement aussi âgée de 27 ans, qui pourrait faire pièce aux hommes avec exactement la même carrière, voire désormais idéalement les précéder : la réécriture d’une histoire plus féminine du rock n’a rien de magique, et reste encore tentée par les poncifs du storytelling rockiste, sous forme de recherche des parallèles et des carrières synonymes. Big Mama Thornton est ainsi parfaite sous l’angle de la pionnière qui a inventé le rock avant les hommes, et surtout avant Presley, mais qui meurt comme il se doit, pour le panthéon, dans la misère et l’alcoolisme – tout comme Rosetta Tharpe ou Wanda Jackson. The Slits, parce qu’elles splittent, correspondent parfaitement aussi à ces attendus en terme de trajectoire « classique ».
« Malchance et adversité », « destin tragique », « groupe injustement méprisé à l’époque », la terminologie est facile à féminiser. Mais il faut être un peu aveugle, comme par exemple les réalisateurs du lourdingue Lost Angel: The Genius of Judee Sill, pour encore attribuer à des malchances cumulées, la drogue et des traits psychologiques fragiles ce qui relève des effets secondaires, y compris psy, d’évoluer dans un monde social dominé par des hommes – qui ne manquent pas l’un après l’autre dans ce documentaire de venir faire wink wink sur la vie sexuelle et affective de cette musicienne folk, jusqu’à apparaître pour ce qu’ils étaient et restent encore : des gros cons.
Surtout, vouloir trouver des correspondances, c’est prendre le risque d’oublier que ces carrières ont une forme spécifique, dans les manières de s’arrêter via des féminicides sordides, des retraites anticipées pour prendre un rôle de mère (les Slits splittent autour d’une grossesse), des conversions religieuses (surtout aux Etats-Unis évidemment), ou des disparitions du jour au lendemain comme chez Connie Converse – disparition réussie et mystérieuse toutefois assez rare dans les types de carrières heurtées du rock. Mais aussi de faire l’impasse sur des manières de continuer, des carrières plus heureuses et moins heurtées, moins en tension constante entre la superstar et la star déchue.
Car dans le rock comme ailleurs dans toute la société, un hiatus statistique majeur sépare hommes et femmes : les femmes vivent plus longtemps, et plus souvent en bonne santé. Les femmes font de meilleures quinquagénaires à nonagénaires, et ça marche sur scène aussi. Autrement dit, il y a, à portée de main, des groupes ou des artistes qui vieillissent mieux voire se bonifient au fil du temps, au risque de s’opposer à quelques aspects centraux des musiques populaires comme l’obsession du jeunisme et des génies précoces, ou d’interroger des formes très contraintes de formes de vieillissement des artistes dont on connaît seulement des exemples masculins à ce jour. C’était peu visible pendant des années, à cause d’un retard à l’allumage où consacrer les femmes du rock des dizaines d’années après les hommes ne permettait pas de s’en apercevoir – puisque c’était forcément le faire post-mortem, sans qu’on ait l’occasion d’avoir de leur part des « tournées d’adieu » ou en cherchant les poètes maudites déjà disparues, c’est par contre frappant à regarder une nouvelle génération de vétérantes, qui ne se prêtent pas non plus d’ailleurs à la redécouverte par un passionné ( « ne nous retrouvez pas, on s’en charge nous même » ?).
Parmi ces groupes, le dernier album de Frightwig, ce groupe adulé par Kurt Cobain, est une merveille – il faut écouter le génial Redistribution of Wealth, hymne instantané – tandis qu’a posteriori l’album de Viv Albertine de 2012, membre originelle des Slits, mérite aussi sa nouvelle écoute. Le genre est là chez ces artistes, parfois avec des angles rares (Kim Gordon se met à la place d’un type d’extrême droite dans une chanson récente par exemple), mais l’âge et son affichage y sont adossés en permanence ou presque. Quand Viv Albertine fait une chanson appelée « Confessions of a MILF », ou bien que Frightwig chante « Aging Sux » à côté de « War on Women », il y a comme une double revendication où l’un ne va pas sans l’autre, le genre avec l’âge. Une rupture avec le non-vieillissement affiché des hommes, chez qui Clapton ne s’est jamais décidé à écrire le moindre « Prostate Blues ». Chez eux comme d’autres, l’âge est glissé sous le tapis, alors qu’il est assumé et fait partie du show chez ces artistes, qui le portent sur scène et dans les paroles.
Les concerts en prennent aussi un goût nouveau (et ils sont particulièrement goûteux parfois avec ces groupes qui justement n’ont pas bu bénéficier de la meilleure production à leur époque et à qui le live rend réellement justice) : voir les Slits en 2007, on en trouve un complet sur YouTube, ou aujourd’hui Frightwig, Kim Gordon, Laurie Anderson, c’est se confronter à une expérience en fait nouvelle dans le rock, à des concerts joués par des personnes relativement âgées qui ne s’appuient pas sur le vernis du patrimoine pour exister, et confrontent le public à un autre type de comportement sur scène et par ricochet d’atmosphères moins testostéronées, comme des concerts moins naphtaline.
L’enjeu quasi-psychanalytique d’accepter une vision proche de sa propre mère soudainement sur scène et dans la cinquantaine-soixantaine, dont on découvrirait qu’elle est une rockstar, n’est jamais loin. Contrairement à leurs homologues masculins pris entre les rôles de surjeu de la jeunesse perpetuelle (McCartney), d’un prime quarantenaire qui n’en finit pas ou du crooner, ces musiciennes ont une palette plus large et jouent surtout avec humour et distance des rôles de la mère, parfois la « femme de » (c’est rare quand même, ou alors seulement avec une élégance magnifique, par exemple chez une Laurie Anderson), la grande dame, ou plus souvent la cheffe de gang qui met le pied à l’étrier d’une nouvelle génération (le rôle de Nora Forster avec les Slits).
Ces carrières pas forcément sur le modèle rise and fall météorique, mais plus souterraines et patientes, offrent pour le public une matière extraordinaire : le chance de découvrir des groupes ou artistes qu’on aurait du connaître bien avant (dans une société mieux structurée), l’impression toujours là (si on aime) de prendre son ticket pour un voyage patrimonial; l’expérience de salles de taille respectable plutôt qu’en stade; et enfin celle de découvrir des groupes ou des artistes dont le sel en live ne tient pas à l’indulgence de la nostalgie croisée de leur musique et de leur public, mais plutôt dans le fait que le travail continue. En amont, elles ouvrent aussi des idées en forme de respiration par rapport au monde du streaming : la possibilité de pouvoir faire ses recherches avec ce type de critères plutôt que de se laisser emporter par un algorithme qui jamais ne les ferait apparaître (et à ce titre d’aller à nouveau chercher des noms dans des bouquins et des sites obscurs pour les nourrir), comme une autre manière de faire – en parallèle de l’effraction.