Pièces électroacoustiques et intersectionnalité des voix dans la Colombie des années 60 et 70 [archives journal]

JACQUELINE NOVA Creacion della Tierra
Laboratorio de Acústica y Electroacústica de la Facultad de Arquitectura de la Universidad de Buenos Aires, 1972
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Cela faisait plusieurs jours que je suivais de loin la situation en Colombie, à la fois désastreuse et pleine d’espoir : El Paro Nacional, la révolution-révolte-convulsion d’une majeure partie du peuple contre les élites corrompues, une lutte pour l’autonomie, pour la survie aussi, et puis la répression sanglante et réactionnaire du gouvernement policier – un parmi tant d’autres – en réponse à ce soulèvement soudain et imprévu. Comme une dialectique inévitable, selon les échos lointains qui me sont parvenus de mes amie.e.s rencontré.e.s là-bas et luttant sur place. C’est dans ce contexte que l’artiste colombien Verraco, qui cogère depuis Medellin le label Insurgentes, et dont j’avais déjà relayé une compilation ici-même, était il y a quelques semaines invité par Radio Raheem pour présenter des artistes proches du label lors d’une émission contextuelle et politique, « Resistencia, Preservacion, Cuidado ». Lui-même s’est chargé d’enregistrer un joli podcast ambient, tout en douceur, rempli de reworks et de remixes, « de la musique analgésique pour toucher le fond et d’un feu nouveau renaître », écrit-il dans un post Instagram. C’est à la fin du podcast que la musique de Jacqueline Nova est arrivée dans mes oreilles et à la première écoute je n’y ai pas fait attention. Ce n’est qu’après que j’ai découvert cette étrange comète, figure novatrice de la musique électroacoustique colombienne, et c’est d’elle dont je voudrais parler aujourd’hui.

Jacqueline Nova est née en Belgique en 1935 mais ses parents déménagent rapidement à Bogota, où elle s’inscrira au Conservatoire de Musique de l’Université Nationale et en sera la première femme diplômée. L’enfance de Jacqueline Nova est marquée par La Violencia, une période de l’histoire politique colombienne extrêmement violente. Les mort·e·s jonchent les rues, les exilé·e·s suivent : deux à trois cent mille Colombien·ne·s disparaîtront en à peine douze ans et deux millions de personnes seront quant à elles déplacées. À la fin de ses études au Conservatoire, elle migre en Argentine à la faveur d’une bourse d’études, et peut-être aussi pour échapper à la société ultra-conservatrice colombienne. Elle s’identifie par ailleurs très tôt comme lesbienne et c’est à Buenos Aires qu’elle se réalise comme artiste et compose les premières pièces qui l’assoient comme compositrice. En 1972, elle publie son œuvre la plus connue, Creación de la Tierra

À la première écoute, je dois avouer que je me suis un peu ennuyé. Pour être honnête avec moi-même, je n’y ai même rien compris du tout, elle ne m’a pas touchée. Cette œuvre n’a pas l’air conçue pour soulever de grandes émotions collectives et m’a semblé au contraire assez hermétique, sinon carrément insipide. On y entend des longues nappes synthétiques et obscures, des frottis-frottas qui viennent des profondeurs, des émulsions caverneuses, déroutantes, et peut-être même les petits démons des premiers cercles de la Divine Comédie. Creación de la Tierra est une musique qui s’inscrit dans la lignée des premières recherches en électroacoustiques des années 1950, via Pierre Schaeffer à Paris et Elektronische Musik à Cologne, des recherches sur le son qui ont ensuite traversé l’océan pour atteindre l’Amérique latine par le biais des compositeurs Hector Quintanar, Manuel Enriquez et Francisco Savin, notamment, tous passés par les conservatoires occidentaux. En résumé, c’est la musique d’une élite.

C’est à la deuxième écoute que j’ai mieux goûté Creación de la Tierra, peut-être parce que le morceau posté sur YouTube est en mono et que la version SoundCloud que j’ai écoutée par la suite est, elle, en stéréo. C’est au milieu de ce morceau de vingt minutes que mon cœur bat pour la première fois. J’apprends alors que Jacqueline Nova est allée enregistrer les voix de la communauté U’wa (« les gens intelligents sachant parler »), une communauté installée sur la cordillère orientale des Andes, au nord-est du département de Boyaca (lui-même situé à l’est de Medellin, fief politique de la répression, terre d’Álvaro Uribe, l’ex-Président aux mains ensanglantées, marionnettiste de l’actuel Président Iván Duque). Face à ce déchaînement de textures ombrageuses, de synthétisations dérangeantes, troublées, les voix de ces personnes, superposées entre elles et qui filent l’œuvre tout du long, me transportent ou m’évadent, je ne sais pas. « Elle ressemble à Eliane Radigue » me fait remarquer une amie lorsque je lui montre une photo de Jacqueline Nova entourée par ses synthétiseurs. Je ne suis pas d’accord mais je vois où elle veut en venir. La ressemblance n’est pas physique, mais il y a une similarité de posture. Oui, c’est plus clair, mais alors une Eliane Radigue qui serait située dans un territoire où la culture indigène est encore présente et qui, au sein du système social propre à l’Amérique latine, se superpose à l’oppression de genre. Et à laquelle la musique, art social donc politique, répond à sa manière. Car ici Jacqueline Nova fait parler les voix oubliées, déniées, violentées. Il y a un horizon intersectionnel dans cette œuvre, c’est une évidence. 

La manière dont Jacqueline Nova assemble ces paroles à toute l’instrumentation électronique m’interroge : que disent ces personnes ? Et, à travers elles, que cherche à dire Jacqueline Nova ? Il y a des moments où les voix ne sont que des bruits enfouis dans d’autres bruits, tandis qu’à d’autres moments les voix se singularisent et dialoguent, comme si elles trouvaient enfin l’écho de leur résonance. Une manière de communiquer, de faire langage, de créer un monde commun – une “terre” en “création”, dit-elle dans le titre. Mais de quelle terre est-il ici question et dans quel sang baigne-t-elle, cette terre ? Car par ce geste d’enregistrement, c’est le mécanisme de l’invisibilisation des corps qui se met en place : comment écouter les corps invisibilisés ? Ou plutôt comment les laisser s’exprimer ? Autrement dit, comment leur donner la parole sans les trahir ? C’est ce que Jacqueline Nova, elle-même voix invisibilisée, tente ici de faire. Des voix indigènes utilisées au sein d’une œuvre composée par une femme lesbienne, dans un pays qui a tout fait pour réduire ces personnes au silence. Jacqueline Nova a le courage de faire dire. 

Et dans son geste elle prend donc le risque d’invisibiliser à son tour. Pour le dire autrement, Creacion de la tierra est une musique corporelle qui fait parler les corps, mais sans les faire participer pour autant. Le musicologue colombien Daniel F. Castro Pandojo écrit ici, au sujet de l’œuvre de Nova, que la compositrice y « traite encore les peuples indigènes comme matériel sonore et altérités orales, mais ne les fait toujours pas participer à la création en tant que collaborateur·trice·s » . Là réside peut-être la fragile tension entre trahison, appropriation et visibilisation. Moi, je ne comprends pas la langue de ces personnes indigènes. Il n’y a aucune traduction de ce que ces personnes disent. Mais je ne voudrais pas imaginer non plus ce qu’elles disent car ce serait interpréter le langage et donc d’une certaine manière le dominer. Je préfère que ces voix me touchent, qu’elles existent par elles-mêmes, ou plutôt qu’elles me signifient qu’elles existent, et qu’il nous faut donc prendre collectivement en charge cette existence. Oui, ces voix me touchent, tout comme le geste de Jacqueline Nova me touche lui aussi. 

C’est là où la musique de Jacqueline Nova trouve sa ligne de fuite et s’évade de la dimension souvent très intellectuelle que l’on peut attendre d’une pièce électroacoustique. Elle propose un autre rythme intellectuel à prendre. Et il y a justement toute une partie du travail de Nova qui se fait rythme, ou plutôt où le rythme devient enfin palpable, où il sort de lui-même. Car s’il est diffus dans toute l’œuvre, du début à la fin, il reste parfois imperceptible. Il faut donc se l’imaginer et c’est aussi cette dimension-là de la musique qui m’intéresse : en quoi elle permet d’inventer sa propre écoute, comme si les voix avaient enfin trouvé un tempo pour parler, la manière de s’étendre, le souffle pour dire, mais pour dire quoi, et à qui ?

Ou plutôt : pour qui, et avec qui ? Car si la musique de Jacqueline Nova ajoute donc une dimension sensorielle à l’œuvre, elle n’en oublie pas non plus la dimension politique, qui à mon avis me paraît capitale pour comprendre ce qu’elle a voulu dire. « La terre est complètement immergée à l’intérieur d’un champ magnétique (…) À l’intérieur de celui-ci repose le monde des machines, le monde de la compositrice, de l’artiste concrètement située dans le temps présent. En dehors de ce champ, il n’existe que le pusillanime, celui qui n’a pas choisi de participer à nos luttes », écrit-elle dans « Le monde merveilleux des machines », un texte rédigé en 1966, soit deux ans après la formation des premières guérillas marxistes en Colombie et l’alliance qu’elle ont tissée dans les campagnes, notamment auprès des peuples indigènes. La composition de Creación de la Tierra est postérieure à ce texte, mais ce dernier pose déjà la question qui s’incorporera à celle-ci : qui fait partie de la lutte ? Jacqueline Nova répond : les indigènes et les femmes. 

Pour finir, le morceau se fait happer par une longue plage aux relents boueux, avant de s’éteindre, laissant l’espace de la parole à l’ultime voix du morceau, une voix cette fois-ci plus affirmée, comme lorsque Dante rejoint enfin la lumière. Alors je me dis qu’avec cette composition, Nova a aperçu toutes ces terres encore inexplorées et toutes ces révoltes esthético-politiques à venir. Et qu’elle a peut-être senti que la charge lui en incombait, qu’il lui appartenait d’en faire la musique, avec toutes les apories et toutes les problématiques qu’un tel projet vient nécessairement poser, mais aussi toutes les appropriations qui opèrent à travers elles – et là, je crois que je ne peux pas y échapper non plus. 

Jacqueline Nova décède d’un cancer des os en 1975. Elle laisse derrière elle – et donc avec nous – une œuvre à exhumer et encore pleine de surprises pour celles et ceux qui voudraient bien s’y plonger. Je crois que son travail reste actuel et s’explique d’autant mieux si on le met en perspective à la fois avec la situation politique de l’époque et le contexte actuel. Lorsque je fais écouter Creación de la Tierra à une amie colombienne qui a pris la rue à Medellin, celle-ci me répond : « Ce sont les bruits d’une musique étrange qui montent jusqu’aux sommets de la poésie comme les voix jusqu’à présent inaudibles de notre peuple sont celles qui bientôt inventeront un nouveau langage politique ». 

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