Pour faire du jazz‑fusion au kilomètre, mieux vaut s’appeler Jean‑Patrick

JEAN-PATRICK VOINDROT, CHRISTIAN POULET, GILLES LAURENT… French Library CD Mix (1988-1993) by NUMUW
Palto Flats, 2021
Écouter
SoundCloud
Musique Journal -   Pour faire du jazz‑fusion au kilomètre, mieux vaut s’appeler Jean‑Patrick
Chargement…
S’abonner
S’abonner

Au mois de mars, c’était un samedi déjà, je vous parlais d’Unchained, alias Nate Davis, et de ses compositions pour guitare simili-jazz, qu’on aurait dites destinées à être jouées dans des médiathèques fermées. Aujourd’hui je vous recommande toujours d’écouter son album Pic, mais je voudrais surtout vous parler d’un mix que cet Américain habitant Grenoble (un choix de vie qui me laisse rêveur) a mis en ligne il y a une semaine sur le SoundCloud du label Palto Flats, sous son nom de DJ : NUMUW. C’est un mix entièrement composé de plages extraites de CD d’illustration sonore fin 80 début 90, produites par des Français (à l’exception de deux titres anglais mais exactement dans la même vibe). Honnêtement, pour moi, entendre ça, c’est un fantasme qui se réalise. Chacun ses kinks, jugez-moi si vous le voulez, mais je sais pas si c’est pire que de collectionner les Jordan ou de faire la queue pour du bubble-tea.

Bref, je suis presque gêné de parler de ces morceaux tant ils activent des zones très précises de mon « imaginaire » et plus largement, je pense, de l’imaginaire souterrain quoique public de la fin du vingtième siècle. Ce sont des choses dont j’ai déjà parlé plusieurs fois ici ou ailleurs, ayant trait aux émotions factices, à l’expressivité en pilote automatique, à l’hyper-réalité, à l’utopie capitaliste eighties d’un art lifestyle et anonyme. C’est de la musique fondée sur les machines et le numérique, mais faite par des zicos qui ont plutôt l’air de venir du jazz de studio, ou d’on sait pas trop où, mais clairement pas du psychédélisme. Ça mélange les synthés et les saxos, ça slappe à la moindre occasion, l’achat de la batterie électronique est largement amorti, et personne va s’empêcher de claquer un petit solo de guitare. Mais ce qui me fascine, c’est que derrière cette surface très « jouée », derrière tous ces instruments, ces interprètes, entre toutes ces couches savamment mixées, il y a le soupçon d’une musique qui tourne toute seule, sans auteur, sans public, sans début ni fin. Ça peut tantôt ressembler à du jazz-fusion, tantôt à du YMO (vers la huitième minute) ou de la city-pop japonaise, ou encore à des escales baléariques en Seine-et-Marne, à d’autres moments c’est plus proche d’Eric Serra, ou encore d’une variété gentiment funky ou jazzy. Bref, ça surprend tout en jouant sur la familiarité enfouie, ça laisse flotter une ambiguïté bizarre, qui ne sait pas tout à fait ce qu’elle sous-entend. Et on se laisse emporter par cette énergie qui ne se justifie par rien d’autre que de pouvoir éventuellement accompagner des images qu’on suppose positives et entraînantes, animées par un désir d’accomplissement individuel peu soucieux de matérialisme historique.

Ce qui me fascine par dessus tout, c’est le fait qu’il y a sans doute, parmi la sélection de Nate Davis, des plages qui n’ont jamais été utilisées : leur élan si affirmatif, leur assurance totalement assumée, ne s’est donc jusqu’à aujourd’hui jamais adressée à personne, dans aucune situation, à part pour être testée mais exclue des choix de la personne en charge de l’habillage sonore d’une quelconque production audiovisuelle (voire d’une musique d’attente). Je me demande d’ailleurs comment circulaient ces CD, ici en majorité édités par les labels CDM et Hibou (deux labels dont les pochettes incroyables pourraient faire l’objet d’un magnifique « cover art book ») et si j’avais le temps et le budget j’irais volontiers enquêter et interviewer les types qui s’occupaient de ces structures, histoire de voir comment ils s’y prenaient pour faire leur beurre. Ce serait pas mal aussi d’interroger les musiciens eux-mêmes, qui évidemment portent presque tous des patronymes de cadres de la fonction publique catégorie B, du genre Gilles Laurent, Eric Fauret, Marc Longchampt, Luc Ronaldi, Christian Poulet, ou donc, Jean-Patrick Voindrot – j’en profite au passage pour saluer le seul Jean-Patrick que je connaisse et que j’ai justement croisé hier dans la rue, c’est Jean-Patrick Simonetti, ex-moitié des enfants terribles de la blog-house Les Petits Pilous, aujourd’hui derrière le projet Workerz.

Au contraire de certains noms plus connus de ce secteur dans les années 70 (Yared, Estardy, Dahan, Bocquet, etc.) qui ont eu de « vraies » carrières en parallèle de ces jobs alimentaires, ces illustrateurs contemporains du deuxième mandat de Mitterrand n’ont pour la plupart pas signé autre chose que ces CD fonctionnels. Et j’aimerais bien leur demander comment ils voyaient leur boulot au quotidien, ça m’intrigue sincèrement de savoir comment ils envisageaient leur pratique. Est-ce qu’ils vivaient mal le fait d’être cantonnés au fonctionnel, est-ce qu’ils s’y résignaient avec philosophie ? Ou est-ce qu’au contraire ils s’y épanouissaient et trouvaient cette contrainte stimulante ? Ou est-ce qu’ils s’en foutaient un peu et qu’ils aimaient surtout le mode de vie que ça leur offrait, bosser plus ou moins seuls, sans doute de chez eux, dans un home studio patiemment installé, peut-être au détriment de leur mariage, et pouvoir descendre prendre un demi ou un plat du jour au troquet en bas de leur immeuble quand ça leur chantait ? Est-ce qu’il leur arrivait de faire le bœuf ensemble, entre illustrateurs, avec leurs instruments et leurs machines ? Et que pensent-ils aujourd’hui de leurs travaux, quand ils les réécoutent ? Est-ce qu’ils comprendraient qu’on s’y intéresse ? Il y a tellement de fictions qui se déclenchent quand on écoute ces plages et qu’on regarde ces pochettes, ces titres et ces patronymes, ça me grise, c’est dingue. Et en attendant je remercie encore une fois Nate Davis aka Unchained d’avoir pris la peine d’écrémer tous ces CD achetés 50 centimes chez Emmaüs, afin de nous donner à entendre cette musique à la fois totalement random et totalement énigmatique.

Mais où va donc la scène yacht goth ? [2/2]

Souviens-toi, l’été dernier : Hervé Loncan suggérait dans Musique Journal l’existence d’un genre où les cieux plombés du goth se voyaient transpercés par les rayons aveuglants du yacht rock. Il avait appelé ça le « yacht goth » et, presque un an plus tard, nous confirme son hypothèse en sélectionnant des titres d’hier et d’aujourd’hui qui incarnent cette esthétique de saison, signés Tevo Howard et Rick Poppa Howard, The Trash Company, bar italia, Silver Leaf ou Toni, récente signature du label Harsh Riddims. 

Musique Journal - Mais où va donc la scène yacht goth ? [2/2]
Musique Journal - Cinq joyaux du Soundcloud français à moins de 300 plays

Cinq joyaux du Soundcloud français à moins de 300 plays

Nicolas Golgoroth, notre correspondant sur la planète tristoumignonne, nous sélectionne aujourd’hui ses récentes trouvailles, extraites des tréfonds les plus lo-fi du Soundcloud hexagonal.

Et si le dernier album prétendument décevant d’A.R. Kane était en fait leur meilleur ?

Duo afro-britannique, connu pour avoir inventé le terme dream-pop et été pionnier du shoegaze, A.R. Kane a en réalité fait bien plus que ça, et construit en quelques années l’une des plus bouleversantes utopies de la pop, inspirée par tout mais ne ressemblant à rien. Très critiqué à sa sortie, leur dernier long format, plus discipliné que ses prédécesseurs, méritait une réévaluation historique que Musique Journal  vous propose donc aujourd’hui.   

Musique Journal - Et si le dernier album prétendument décevant d’A.R. Kane était en fait leur meilleur ?
×
Il vous reste article(s) gratuit(s). Abonnez-vous pour continuer à nous lire et nous soutenir.