De la bonne pop décharnée pour honorer les orages d’été

Gyeongsu Deficiency
Deardogs, 2021
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Musique Journal -   De la bonne pop décharnée pour honorer les orages d’été
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Je ne vous apprends rien : les conditions de production et de diffusion de la musique dictent aux artistes les formats au travers desquels ils peuvent espérer diffuser leurs œuvres. De même que la durée des actes dans le théâtre classique était indexée sur la durée de vie des bougies qui éclairaient la salle au XVIIe siècle, ce sont les limitations techniques qui ont toujours défini la durée des œuvres musicales, et non l’inverse. La légende qui dit que les CD font 12 centimètres pour pouvoir stocker l’intégralité de la 9e Symphonie de Beethoven, telle qu’interprétée à Bayreuth en 1951, soi-disant pour faire plaisir au mélomane patron de Sony – ou à Karajan, selon les versions – n’est qu’une réécriture de l’histoire à des fins marketing. La réalité s’apparente plutôt à une pénible histoire de brevets au cœur de litiges juridiques entre Philips et Sony qui développaient conjointement cette technologie.

La plupart des artistes s’accommodent très bien de ces limitations. Certains esprits libres tentent néanmoins de défier le diktat des formats, comme Terre Thaemlitz qui, en 2012, sortait Soulnessless, un album au format MP3 dont l’un des morceaux dure plus de 29 heures. Parmi les standards industriels, on distingue aussi des formats hybrides, comme le « mini-LP », dont la popularité récente s’explique sans doute par le retour en grâce du 33 tours, mais dont la durée – entre celle de l’album et de l’EP – ne tient pas tant à des limitations techniques qu’à l’économie des labels indépendants, qui doivent sortir de la musique pour exister mais qui n’ont pas forcément les reins assez solides pour produire un « vrai » album, plus long et plus ambitieux. Le mini-album s’apparente alors à un compromis, ce que n’est pas du tout le disque qui nous intéresse aujourd’hui, Deficiency de Gyeongsu (de son nom complet Antonin Gyeongsu, par ailleurs membre de Bruits de la Passion et de from here on it’s all), pour lequel il vaudrait mieux parler d’album miniature. En effet, la réponse de Gyeongsu à la question du format est assez radicale puisque l’intégralité de l’album a été gravée sur l’une des deux faces du disque, laissant la seconde vierge. On pourrait croire à une excentricité de la part de l’artiste ou du label, mais, finalement, cela me semble être une décision tout à fait saine et réfléchie, compte tenu de la vitesse à laquelle Deficiency semble filer. C’est d’ailleurs là une des caractéristiques les plus troublantes de la musique de Gyeongsu.

À peine nous rendons-nous compte que nous sommes en train d’écouter Deficiency que le disque est déjà fini, comme si notre cerveau n’avait pas eu le temps de traiter l’information, habitué que nous sommes sans doute à écouter des morceaux plus longs, à laisser s’installer un univers musical dont les codes, lorsque nous les reconnaissons, nous donnent des prises cognitives pour appréhender la musique. 1000 variations autour d’un thème que se remémore notre subconscient. Cette vélocité inhabituelle participe de l’évanescence de la musique de Gyeongsu et créé chez l’auditeur une sorte de manque qui donne envie de remettre immédiatement le disque du début, pour se rendre compte, à nouveau, qu’il s’est terminé sans que l’on s’en soit aperçu.  

Naissent de ces écoutes répétées des impressions contradictoires : d’avoir à la fois à faire à un disque composé de bribes de pistes improvisées sur un laps de temps très court, et en même temps, l’impression d’écouter la contraction de dizaines d’heures de recherches musicales. Je sais pourtant de source sûre que la vérité ne correspond à aucune de ces deux hypothèses, l’artiste m’ayant confirmé qu’il s’agissait d’une collection de morceaux qui traînaient sur son disque dur, enregistrés entre 2017 et aujourd’hui, comme le stipule bien le dossier de presse envoyé par un label basé à Bagnolet, Deardogs, dont c’est la première sortie. Mais rien n’y fait, je n’arrive pas à adhérer totalement à la version officielle des faits, tant les dix morceaux de Deficiency semblent n’être que la décomposition d’un unique geste.

La figure de style qui correspond sans doute le mieux au disque est l’oxymore. Deficiency me fait souvent penser à Scott Walker, et surtout, à Lee Hazlewood, figure hautement oxymorique de la pop des années 1960, comme si Gyeongsu en avait désossé et pressé la pop orchestrale aux arrangements sophistiqués pour n’en garder que le substrat, à la fois évocation lointaine et concentré un peu monstrueux de la musique de cet excentrique génial, qui pendant quelques années a réussi à se tenir en même temps au centre et à la marge de la pop musique américaine. Je ne m’étonne donc pas d’y entendre aussi des relents de Melody Nelson, sur « il y a dix ou quinze ans » notamment, et plus encore de L’Enfant Assassin des Mouches, son pendant instrumental et expérimental que Jean-Claude Vannier a enregistré l’année suivante, sans Gainsbourg cette fois. Deficiency hérite du goût pour le baroque de Vannier, mais plutôt que la voie du grandiose, c’est celle du grotesque qu’il choisit le plus souvent, de façon particulièrement ostentatoire sur le premier morceau, « after diner », et ses orchestral hits clownesques. Cela n’empêche pas le disque de susciter un engourdissement des sens, qu’on doit au ton élégiaque de morceaux comme « gratitude » et son motif de violoncelle, et au climat caniculaire de « hint » ou de « by the doorstop » qui m’évoquent ces orages estivaux qui, enfant, me donnaient l’impression de suffoquer, et m’obligeaient à passer l’après-midi enfermé dans ma chambre. Je pourrais empiler les oxymores pendant longtemps, ils me sembleraient toujours à propos pour parler de Deficiency, mais je crois que Gyeongsu a réussi –  chose assez rare – à trouver le mot juste pour désigner sa musique. « Deficiency », dont les traductions françaises peinent à rendre la profondeur et la polysémie, évoque ce vide, qu’on devine dans chaque morceau, comme si, l’artiste, avec minutie, en avait extrait un organe vital. Artistiquement parlant, ce vide n’est pas une faiblesse, au contraire, c’est justement ce qui rend si captivant le disque : qu’il ait tant de tenue malgré cette déficience.

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