Une chanson mauritanienne tellement géniale qu’elle a été reprise par David Bowie

TAHRA Yamen Yamen
Pathé Marconi, 1988
DAVID BOWIE "Don't Let Me Down and Down"
Parlophone, 1993
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Il y a environ trois ans, je suis tombé chez un disquaire sur l’album Yamen Yamen de la chanteuse mauritanienne Tahra et je me suis retrouvé sous son enchantement dès la première écoute – c’était chez Superfly Records, près de République à Paris. Je regrette beaucoup de ne pas avoir acheté le vinyle, pensant trouver illégalement les fichiers audio sur YouTube ou Soulseek, car en rentrant chez moi je me suis aperçu qu’on ne pouvait pas écouter plus de deux ou trois titres sur la plateforme vidéo – et sur le fameux réseau de P2P je viens tout juste de réussir à télécharger le disque après des années de wishlist sans résultats.

Tahra Mint Hembara, de son nom complet, est donc une artiste mauritanienne, venue d’une famille de griots basée à Néma, au sud-est du pays, soit pas très loin de la frontière malienne. Figure assez célèbre chez elle, elle semblait encore en activité récemment (on la voit ici sur scène à Nouakchott en 2012) et joue toujours de cette harpe à calebasse, réservée aux femmes griottes mauritaniennes, et qu’on appelle l’ârdin. Sur Yamen Yamen, on entend son ârdin se lancer dans plusieurs solos, ou accompagner son chant (les textes sont en arabe, si j’ai bien compris), mais il faut avouer que le reste de ce qui l’entoure n’a par ailleurs rien à voir avec le répertoire traditionnel dont elle est issue.

Sorti en France chez Pathé Marconi (Tahra vivait alors à Paris depuis environ dix ans), l’album est en effet une œuvre hybride, où s’illustre une petite troupe de musiciens issus de la florissante scène jazz fusion des années 1980. On a Didier Lockwood qui vient faire un solo de violon, mais aussi les Québécois d’UZEB (Paul Brochu et Alain Caron), ainsi que Pierrejean Gaucher (Abus) ou encore Bobby Rangell au saxo et Olivier Hutman aux claviers. Ce dernier, qui a eu la gentillesse de répondre très promptement à mon mail, m’a dit que le projet avait à l’époque été initié par un certain Michel Pascal, chanteur et producteur qui quelques années plus tôt avait sorti un LP de boogie/chanson plutôt déconneur et qui par la suite s’est exilé aux États-Unis (où il est devenu prof de méditation et ami de Myron McKinley d’Earth Wind & Fire). Son frère Christophe, également présent sur Yamen Yamen, a lui plutôt œuvré du côté des boîtes à rythmes et des percussions – on le croisera par la suite aux côtés de Marc Collin ou de Doriand.

Le disque n’est pas réussi de A à Z : quelques morceaux ont le côté surchargé de la world-pop d’inspiration NeoGeo/Peter Gabriel, en moins digital que par exemple le Subliminal de Yasuaki Shimizu (auquel il ressemble néanmoins par certains aspects) et avec à la place cette direction jazz-rock, qu’on peut par moments trouver datée et légèrement complaisante. Mais au-delà de ces brèves faiblesses, il comporte une majorité de chansons qui réussissent à s’imposer en toute fluidité, et ce malgré leurs grosses ambitions formelles : ainsi la première, « Zouein Zouein », avec des claviers formidables, puis « Dhik El Eyam », qui pour le coup sonne du même niveau que le Sakamoto de Beauty, solo de guitare inclus. Le morceau-titre est un peu cheesy, voire peut évoquer le Vangelis des mauvais jours, puis « Guewatt Guewatt » se contente d’être sympa sans plus ; un peu plus loin j’aime mieux « Hayou Chououb » et sa vibe presque West London/broken beat/Nuyorican Soul, mais vous avez le droit de ne pas être d’accord.

Le titre le plus fou du disque est sans doute « Don’t Let Me Down and Down », qui revient en version mauritanienne à la fin de l’album sous le titre « T’Beyby ». Les textes originaux sont ceux d’un poème de griot, dont un passage est interprété par Tahra sous forme de vocalises, ce qui donne quelque chose qui ressemble à den eden dani den edani. Et ce sont précisément ces syllabes qui ont été l’inspiration phonétique du titre de la version anglaise, écrite elle par une parolière et productrice qui s’appelle Martine Valmont, que je vois créditée entre autres sur les disques de Marie Léonor mais au sujet de laquelle je ne trouve rien de probant sur le web.

En tout cas il y a dans ces deux chansons jumelles mais parlant chacune leur langue une grâce, un élan saisissant vers les cieux et l’immatérialité. Les paroles racontent l’histoire d’un homme amoureux depuis des années d’une femme mariée, et qui apprend que le mari de celle-ci vient de mourir et que le destin lui sourit enfin, que l’amour reprend finalement et logiquement ses droits et que Dieu fait toujours revenir les choses comme elles devraient être. Et c’est sûrement sous l’influence de cette signification que je serais tenté de dire que la mélodie semble elle-même avoir été une mélodie qu’on a toujours attendue sans jamais pouvoir l’entendre, et qu’elle arrive dans nos oreilles comme ça sans prévenir, toute prête, magnifiquement énoncée et articulée. Là encore on entend de pas si loin les échos de Beauty, et plus exactement de l’intemporel « Diabaram » de Youssou N’Dour, dans la couleur des synthés (DX7 je pense) et la basse fretless.

Le projet n’avait pas été suivi d’une tournée et Tahra n’a vraisemblablement pas sorti d’autre disque par la suite (du moins dans la sphère occidentale couverte en ligne par Discogs, Wikipedia et AllMusic) même si elle a continué à endosser son rôle de griotte en Mauritanie et ailleurs. Il se trouve néanmoins qu’à la même période, elle n’était pas seulement griotte mais aussi mannequin. « Griotte et top-model », ça pourrait être le titre d’une comédie française « à mourir de rire », qui « se joue joyeusement des stéréotypes », mais en l’occurrence c’était la vie réelle de Tahra à la fin des années 1980. Et c’est dans ce milieu du mannequinat qu’elle a croisé, je vous le donne en mille, la Somalienne Iman Mohamed Abdulmajid, plus connue sous le seul prénom d’Iman, qui épousera David Bowie en 1992. On présume qu’Iman avait dû être au courant des activités musicales de sa collègue de défilés et qu’elle avait sans doute dû lui donner quelques-uns de de ses « contacts dans l’industrie ».

Quelques années plus tard, Iman reviendra donc de la Fashion Week de Paris avec le CD de Yamen Yamen, le fera écouter à son mari et celui-ci décidera de reprendre en 1993 « Don’t Let Me Down and Down » sur son album Black Tie White Noise (un disque qui est une sorte de disque de mariage, si vous le connaissez). Toute cette histoire est très bien racontée par l’un des gros experts de Bowie, Chris O’Leary, auteur du livre Rebel Rebel (chez Zero Books/Repeater) qui détaille en deux tomes chaque chanson écrite par David de sa jeunesse à sa mort. Son texte sur « Don’t Let Me Down and Down » est très instructif mais il est aussi très dur avec la chanson elle-même : il n’aime ni les arrangements, ni l’articulation bizarre de Bowie (mi jamaïcaine, mi française selon lui, et certes, dit comme ça, ça semble cauchemardesque), ni le traitement des textes par l’interprétation qu’en fait le Britannique. Je respecte sa critique et je vois même assez bien ce qu’il veut dire mais perso, cette version me bouleverse complètement, malgré ses atours clinquants et sa pompe digitale nineties, qui n’avaient pas dû me parler à l’époque. Ça me bouleverse parce que d’une part c’est Nile Rodgers qui coproduit et que je retrouve la magie des chansons lentes de Chic, et en particulier celle de l’irréel « At Last I Am Free », son abandon planant, sa tristesse sans fond mais ornée de mille strass pâles comme des étoiles mortes. Il y a une sensation de vertige contrôlé, dans cette chanson, je ne sais pas comment le dire autrement, une chute qui devait arriver, voire qui avait démarré longtemps avant qu’on ne se rende compte – et de fait on sait que Bowie n’a que très peu de rivaux et rivales dans la pop quand il s’agit de chanter la mortalité humaine face aux dieux, Icare et les héros extraterrestres déchus tombés du ciel, cette détresse continue et insoluble qui caractérise cette métaphysique empiriste anglo-saxonne d’après-guerre, dont il est le principal porte-parole.

Tout ça est déroulé sur une ligne de basse qui rappelle celle de « Everybody Loves the Sunshine » de RAMP/Roy Ayers et sur laquelle Bowie a en effet un accent curieux, mais ça ne me gêne pas plus que ça, et puis surtout il construit habilement son intervention en deux actes : d’abord il parle-chante comme il le fait souvent, avec son timbre « mature » et désabusé, puis au milieu de son troisième couplet, après un solo du jazzman Lester Bowie, il change la donne en prenant sa voix de crooner blessé (à partir du dernier « Still I keep my loooove for yooou ») et là il se transforme en boss de fin de la sophistipop, défiant et terrassant Bryan Ferry en trois lines, et récupérant sans se la jouer la médaille de « O.G. » d’un courant qu’il avait tout de même largement inspiré une dizaine d’années plus tôt.

À noter que ce n’est pas la seule reprise présente sur Black Tie White Noise (sachant que c’est un exercice qu’il adore puisqu’il a enregistré au total 58 cover versions au long de sa carrière, ça fait quand même l’équivalent de quatre gros albums, et d’ailleurs on sait que son Pin Ups en 1973 n’était composé que de reprises) : on entend aussi une chanson de Scott Walker, une autre de Cream et encore une autre de Morrissey (qui aujourd’hui collabore avec un A$AP Rocky visiblement pas au courant que l’ex-chanteur des Smiths est d’extrême droite, mais bref). C’est un album que j’ai du mal à aimer, la prod se boursoufle de pistes dans tous les coins, les drums sur-pêchus à la Fine Young Cannibals/INXS s’agglutinent aux saxos et aux basses électroniques, c’est vraiment pas le truc le plus digeste que j’ai entendu, si vous voulez mon avis. L’album de Tahra, malgré sa sophistication jazz-rock et ses expérimentations world-fusion, se révèle bien plus léger, équilibré et aérien – je me dis au passage que ce serait pas mal de le rééditer, et plus généralement ce serait bien d’avoir des nouvelles récentes de la grande Tahra Mint Hembara.

PS1 : à deux pas de Superfly, il y a un resto chinois au 44 rue Meslay que j’adore, qui s’appelle « Petit Villa » où ils servent des sortes de pommes sarladaises à la sichouannaise que je recommande à fond !

PS2 : il a l’air de se dire ici et là que Iman aurait permis à Tahra de se connecter avec Pathé Marconi, mais ça me paraît être une connexion un peu bas de gamme de la part d’une femme qui, vu sa situation, n’aurait pas dû trop galérer à la mettre en contact avec un gros label international (no offense à Pathé hein).

PS3 : « Everybody Loves The Sunshine » sera samplée l’année suivante par Boom Bass et Zdar dont nous parlions en début de semaine, pour une instru phénoménale sur laquelle kickaient les Sages Po et Ménélik.

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