Tra Tra Trax et la désidentification du reggaeton

DJ Pai, OCTUBRXLIBRV, Luca Durán, Bitter Babe, Nick León Les cinq premières sorties du label Tra Tra Trax
Tra Tra Trax, 2020/2021
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Cela faisait longtemps que je n’avais pas autant attendu les sorties d’un label : ça doit remonter à une époque où je guettais l’arrivée des bombes sorties par AD93, Hessle Audio ou 50Weapons, et, du côté français, celles de BFDM, Gravats ou ClekClekBoom – une époque où je ne m’interrogeais pas trop sur le fait que les sorties de ces labels soient quasi-exclusivement faites par des mecs. Là, avec Tra Tra Trax, le label dont je vais vous parler et qui se rapproche plus ou moins de l’esthétique des labels en question, je quitte mentalement les terres occidentales pour m’arrimer une nouvelle fois à l’Amérique latine. Tra Tra Trax est le rejeton infernal d’Insurgentes, un label basé à Medellín, en Colombie, dont j’avais déjà chroniqué un disque ici-même. Pour introduire les choses, Insurgentes est à l’affût de la scène “techno” (entre guillemets pour m’épargner une énumération de tous les styles convoqués) d’Amérique latine, et pour vous en faire une idée, je vous invite à écouter l’incroyable album de Verraco, Grial, sorti cette année. Celles et ceux qui voudraient une introduction décapante à la musique électronique de l’autre côté de l’océan – tendance Unsound et Atonal – ne seront vraiment pas déçu·e·s. Ils·elles saisiront peut-être comment cette génération du Sud global a digéré tous les codes de la dance music pour composer des albums inclassables, des albums qui n’ont plus rien à voir avec la techno telle qu’on l’entend, des albums qui transpirent tous les OVNI sonores des vingt dernières années.

Un goût pour l’altérité, donc, partagée par Tra Tra Trax. Si vous n’êtes pas familier·e de La Creole, de Boukan Records ou des mixes de Clara!, la musique que sort le label ne vous en paraîtra probablement que plus “autre” encore. Lorsque je vivais au Mexique et en Colombie, j’ai été frappé par la manière dont la techno n’avait plus rien à voir avec de la techno, et comment tout se jouait au niveau de la danse, dans la manière dont les danseur·se·s pouvaient déconstruire, hybrider, voire écarteler les morceaux. Contrairement à Insurgentes qui part plutôt de la techno pour la défoncer, Tra Tra Trax agite de son côté les rythmes propres à l’Amérique latine pour les mélanger à des styles auxquels nos oreilles occidentales métropolitaines sont sûrement plus habituées, comme la jungle, le breakbeat, l’electro, l’IDM ou la techno. Tra Tra Trax pourrait donc être une espèce de label inversé d’Insurgentes, sa planète-soeur en quelque sorte, à l’instar des planètes Anarres et Urras dans Les Dépossédés d’Ursula K. Le Guin.

La recherche sonore propre à Tra Tra Trax fait d’ailleurs penser au concept de “désidentification” développé par l’universitaire “queer of color” José Estaban Muñoz. Selon lui, les “queers of color” joueraient une stratégie mouvante qui ne consiste ni à s’identifier à la culture dominante, ni à se contre-identifier à elle. Il s’agit alors plutôt pour elles et eux d’hybrider leurs pratiques et de jouer avec les codes de ce qu’on pourrait attendre d’elles et eux pour ne pas reproduire la domination et/ou l’oppression. L’idée est de se mettre en décalage et de se transformer. C’est aussi une question d’impureté, une notion chère à Tra Tra Trax (et à Insurgentes). Par l’appel à l’impureté, la musique défendue par le label refuse la sclérose d’une identification sonore, une telle identification prenant toujours le risque de dériver vers l’identitaire. Je crois donc qu’il y a un parallèle à faire entre ce concept forgé par José Esteban Muñoz (son livre Cruiser l’utopie a d’ailleurs été traduit il y a quelques mois en français aux éditions Brook) et l’approche de Tra Tra Trax.

Le label explore donc ce que ses fondateurs – Verraco, Defuse et Nyksan – nomment le post-perreo, et viennent le dépasser par l’hybridation à d’autres styles musicaux plus attendus. Le perreo est un style de danse associé au reggaeton et qui a aussi été adopté par d’autres styles musicaux “latins”, si cette dénomination avait un sens pour les personnes de là-bas et qu’elle n’avait pas pour objet de dépolitiser les questions de classe et de race en Amérique latine : ici je parle du fait qu’employer le terme “latin·e” gomme toutes les différences qui peuvent exister sur ce continent, et notamment les immenses écarts de richesse entre les personnes qui y vivent. La Colombie est dans le top 10 des pays où les inégalités de revenus sont les plus importantes au monde.

Tra Tra Trax se saisit ainsi d’autres esthétiques “latines” comme la guaracha par exemple, une musique née à Cuba au 18e siècle, étroitement liée à la salsa et qui, conjuguée à la musique électronique, enflamme actuellement les teufs des barrios de Medellín. Pour celles et ceux que ça intéresse, il y a cette émission de Voicenotes qui traite du sujet. En fait, Tra Tra Trax va au-delà de ce qu’on pourrait attendre d’un label de reggaeton, c’est-à-dire qu’il transforme les attentes en innovations.

C’est cette hybridité qui me touche dans les sorties du label. La première est le EP EVG en el mapa (EVG = Envigado, une ville proche de Medellín située dans la région d’Antioquia), composé par DJ Pai. Le premier morceau, “Medellín 3000”, représente exactement le son du label : des synthés mélo-dramatico-romantiques servis sur un rythme reggaeton et incrustés de samples de breakbeat, qui tiennent tout du long et nous invitent à redéfinir les contours de nos goûts. Idem pour un autre morceau de l’EP, “El Poder De Los Sueños”, espèce de comptine ambient sensuelle animée par un entrelacs de mélodies cotonneuses et structurée par un rythme, là encore, emprunté au reggaeton, mais un reggaeton très lent, très subtil, qui pourrait être l’hymne des derniers instants d’une fête épuisante.

La deuxième sortie, Fuego Clandestino, est signée BitterBabe et Nick León, deux artistes basé·e·s à Miami, proches du label N.A.A.F.I., qui se saisissent du perreo à la racine du label pour l’étirer vers une bass music moite et surchargée, aux reflets bristoliens, tendance Timedance ou Livity Sound. C’est le Nantais Simo Cell qui a été chargé du remix et on sait qu’il est doué pour détraquer un morceau de A à Z en passant par le F – l’énergie est nucléaire.

La troisième sortie du label casse encore un peu plus les attentes : Negro in Negro du Vénézuélien OCTUBRXLIBRV est à mes yeux la release la plus cheloue de Tra Tra Trax, et aussi la plus sombre. Si les deux premiers EP avaient encore ce cachet faussement joyeux et discrètement mélancolique, celui-ci est clairement porté vers les abysses de la psyché. Des six morceaux, c’est “Garganta” qui me trucide : entre reggaeton du sheitan et dubstep des profondeurs, avec même un sample ultra saigné du “Get Ur Freak On” de Missy Elliott pour garder le four à haute température. C’est très surprenant, et ça fout un peu les jetons. J’anticipe donc que le label se penchera sur la sombritude pour ses prochaines sorties, ce qui me plaît bien, ayant moi-même des accointances avec les spectres.

Enfin, il y a l’EP de Luca Durán, un expat’ colombien basé en Suisse qui s’occupe du label Akoya Circles (plutôt axé synth-wave, electro, EBM, acid house). Je crois que, de tout le jeune catalogue, c’est la sortie qui m’a le plus fait d’effet. Durán s’acharne à faire sonner ses synthés comme s’il fallait qu’ils traversent l’écorce des montagnes pour atteindre la sève de nos cœurs. Chaque track est une chorale teintée de romantisme anachronique, et ça fonctionne, c’est fait avec subtilité, sans faux-semblant, avec un kitsch très mesuré. C’est joli comme tout et ça donne envie lâcher une petite larme dans le creux de son cou. Chaque morceau m’a donné envie de tomber amoureux de la manière la plus obsessionnelle qui soit mais, Dieu merci, ça n’est pas arrivé : pour l’obsession il y a encore et toujours les démons du son. Ça me suffit largement. 

PS : Un dernier EP vient de sortir il y a quelques jours, il est produit par Nick León et accompagné d’un remix de Kelman Duran. Il s’appelle Rompediscoteka, et reprend le flambeau en synthétisant tout le reste, comme une petite pyramide dont chaque pierre est posée petit à petit. En tout cas le titre est ambigu : s’agit-t-il de casser le dancefloor ou de rompre avec ce dernier ? Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’il y a toujours une histoire de post-quelque chose là-dedans. 

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