À l’heure où le chanteur et musicien Jacques, tel un farfadet dématérialisé, agile et fluide, se fraie un chemin dans les arcanes de la surmodernité musicale, notamment via les crypto-monnaies, et autre blockchain – je vous laisse essayer de comprendre de quoi il s’agit – je me trouve de mon côté à traîner dans les poussiéreux magasins de la médiathèque de Strasbourg, où je travaille. Je dis « poussiéreux » juste pour accentuer le contraste, car en réalité les rayonnages y sont très sains et très propres : mais, à l’opposé de l’über cool du futur numérique, les magasins de médiathèque sont, dans l’imaginaire commun, des lieux peu sexy, remplis de souvenirs concrets qui pèsent, de fantômes en plastique plus ou moins abandonnés qui prennent de la place. On les appelle parfois caverne, enfer… On y entrepose ce que les médiathèques ont décidé de « conserver », selon une politique documentaire parfois floue et surtout complexe, mais volontariste. Conserver, c’est en gros : sortir un document des rayons, le mettre de côté et le préserver pour l’avenir, les usagers pointus, les chercheurs et les historiens. Je navigue régulièrement, donc, dans les magasins du réseau des médiathèques qui m’emploie, à l’étage « Musique », entre les fonds de vinyles classiques archivés portant le nom de leur défunt donateur, des piles de magazines aujourd’hui disparus, et des CD rangés selon une PCDM (principes de classement des documents musicaux) simplifiée. J’aime évidemment faire ça, je m’y sens à ma place : ces lieux ont un côté rassurant, ils sont isolés, à l’abri du monde, peu fréquentés, silencieux, tempérés, et contiennent un peu de « toute la mémoire du monde » comme disait Alain Resnais dans des temps anciens pré-Internet. Après m’être acquitté des tâches de rangement qui justifient ma présence en ces lieux, le plus rapidement possible, je choisis un rayonnage – il y en a des centaines de mètres linéaires –, je m’amuse à regarder les CD, et je me laisse surprendre, aujourd’hui, par le fonds « local ». Il rassemble depuis des décennies maintenant (au moins trois) les disques produits par les groupes locaux strasbourgeois. J’y découvre des disques que je ne connaissais pas, lis les notes de pochettes avec appétence, dans l’espoir d’y lire le nom d’un proche, d’un ami, d’un voisin, d’un collègue… Et je tombe nez à nez avec le disque d’un certain Étienne Auberger : Ô.
Si vous avez regardé le récent clip de la chanson « Vous » de Jacques, une sorte de mélange entre « Beat It » de Michael Jackson et Playtime de Tati, y apparaît un homme qui arbore la même tonsure que le chanteur : plus vieux, il lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Le générique confirme cette impression : il s’agit de son père, Étienne Auberger. Étienne a donc réalisé un disque dans les années 1980, et il est là, devant moi. Loin de moi l’idée de révéler grand-chose, le nom de Jacques était connu, il parle de son père dans ses entretiens d’ailleurs, mais j’étais super curieux de tracer un parallèle entre les deux œuvres. Y avait-il des choses qui se répondaient ? Étienne était – et ce n’est pas le disque qui le dit mais plutôt les quelques extraits sur lesquels on tombe quand on tape son nom dans les moteurs de recherche – auteur, écrivain, comédien : il y avait déjà ce gène de touche-à-tout dans la famille Auberger. Ainsi que le plaisir du travail bien fait, si on se fie aux crédits de son disque, car la production a beau être locale, elle a néanmoins fait appel à la crème des musiciens de studio de l’époque, les fameux « requins » qui ont depuis largement gagné leurs lettres de noblesse et de reconnaissance : Katché, Rustam, D’Angelo… Loin de l’autoproduction entre copains, Étienne Auberger avait donc réalisé son rêve de musicien, signé sur une major, jouant le jeu du tube, la fleur au fusil, comme on joue au loto, aussi. Sans doute que le disque a vendu, beaucoup, assez, ou peut-être que la vie a fait que… mais la carrière officielle d’Étienne a duré deux ans (Discogs faisant foi).
Mais au fait, de quoi est fait Ô, ce CD indexé, classé, rangé ? Dans un entre-deux, Étienne hésite entre une variété de luxe – normal, avec un tel casting – et une pop plus légère avec une distance humoristique, sans l’air d’y toucher. Quelque chose à cheval entre Chamfort et le Top 50. À côté de la plaque, ou inclassable, c’est selon : la musique d’Étienne trouve sa place parmi les grands oubliés qui font les délices des collectionneurs de bizarreries (France 80 au hasard) et les chercheurs d’un fil rouge d’une chanson française bis quoique patrimoniale, comme ici chez Musique Journal. D’une certaine façon, Jacques prend le relais de son père, lui aussi cherchant à s’affranchir des codes, en produisant d’un côté une musique électronique muette cherchant l’effacement de soi, et d’un autre en recherchant le tube inter-tout, transcendental et en façonnant une persona clownesque et politique à la fois (le chaînon manquant entre Katerine et ses copains du collectif Pain Suprise). Quelque part, du côté du Port du Rhin, à Strasbourg doivent se trouver les secrets de cette lignée familiale étrange. En attendant, le disque Ô est bien disponible à la Médiathèque Olympe de Gouges, rue Kuhn, à Strasbourg. Et sans doute, nulle part ailleurs.
Un commentaire
« (…) mais, à l’opposé de l’über cool du futur numérique (…) »
Vous, vous avez écrit à Magic…
Bravo pour la découverte, et bonne continuation dans votre métier (qui est la plus belle activité de « passeur » que je puisse connaître).