Bonjour, chers lecteurs et lectrices. Ça me fait très plaisir de vous retrouver. J’espère que vous avez passé de bonnes vacances si vous avez eu la chance de pouvoir en prendre. J’avais annoncé cinq semaines de congés pour Musique Journal, finalement ça en a duré six, que voulez-vous, j’ai préféré ne pas me précipiter. Comme vous pouvez le constater nous avons un nouveau site, conçu par Paul Gacon, et j’espère qu’il vous plaît – on n’a pas opté pour un changement radical de direction, on reste dans les blancs, les espaces, les choses peu distrayantes visuellement puisqu’ici l’essentiel c’est le texte, on vous le rappelle. En revanche, je vous invite vivement à vous abonner car MJ utilise désormais un système de paywall, c’est-à-dire que la lecture gratuite est limitée à quelques articles. C’est 30 euros par an, pour un long article tous les matins de la semaine : entre nous je trouve que ça va comme tarif, d’ailleurs je songe moi-même à m’abonner tellement cette offre est généreuse.
Bref, pour ce premier jour de la rentrée je voulais vous parler d’un album très connu des cercles jazz et en particulier des amateurs de jazz-rock et jazz-fusion, mais pas forcément très écouté ailleurs, il me semble : c’est le troisième LP du Pat Metheny Group, Offramp, sorti en 1982 sur ECM. Je l’ai choisi parce qu’il évoque pour moi, d’une façon hautement expressive – sans doute trop expressive pour certains –, à la fois la fin de l’été et le début de l’automne, ce tournant entre la moiteur et l’orangé, entre l’extase et l’amertume. Il est plein de nappes de synthés « en mode bienveillance » comme dirait Richard Anconina, de percus feutrées, de fretless bass compatissantes et surtout d’arabesques haut perchées de guitare électronique. Il traverse une palette de couleurs de fin de journée donc, de fin de saison et de début d’une autre, de la disparition d’un truc qui, sans qu’on s’en soit bien rendu compte, existait comme jamais rien n’avait existé jusque là. Il sonne presque trop mûr, trop consumé, c’est un coucher de soleil qui n’en finirait pas de brûler de ses feux roses et mauves : l’astre resterait en boucle sur les quelques instants où il se noie dans les eaux, voudrait empêcher le rayon vert de surgir ou plutôt souhaiterait toujours revenir juste avant son surgissement pour parvenir, qui sait, à le voir scintiller au ralenti. Je tiens à dire que je vous parle de tout ça sans être moi-même sujet à un quelconque summer blues puisque je prends mes vacances en décalé (en hommage à Patrick) et que ces déchirantes scènes estivales sont pour moi encore à venir – je pars dans quelques jours en Méditerranée.
Si vous ne voyez pas bien qui est Pat Metheny, je vous dirai qu’il est né en 1954 dans le Missouri, que c’est un virtuose de la guitare jazz et qu’il a surtout connu le succès grâce à ses disques sortis avec le Pat Metheny Group. Épaulé par le clavier Lyle Mays (comme lui un blanc chevelu et filiforme natif du Midwest, dont le look proto-normcore et l’attitude à la fois relax et studieuse est devenu bon an mal an un modèle pour les élèves en école de jazz) et le percussionniste brésilien Nana Vasconcelos (un habitué des studios d’ECM et de toute la variété internationale de cette époque, je crois que j’ai déjà parlé de lui au sujet d’Akiko Yano ou de Milton Nascimento), Pat a été entre la fin 70 et le milieu 80 l’un des principaux artisans d’un son qui allait devenir omniprésent dans le mainstream, celui du jazz fusion version FM – cette musique si chère à FIP et à d’innombrables bandes d’ambiance pour hôtels ou standards téléphoniques d’entreprises plus ou moins haut de gamme. Je n’ai pas étudié la question de près mais je suis à peu près certain que Metheny, Mays et Vasconcelos n’avaient pas du tout prévu que leurs disques, et surtout Offramp, allaient connaître tel destin. Alors, ce que je vous invite à faire aujourd’hui, c’est à essayer de l’écouter en désactivant autant que possible ce réflexe de vous dire : « mais qu’est-ce que c’est que cette soupe au sirop, j’ai pas appelé le service-client de Habitat là, oh. »
Je me plais à penser que ce ne sera pas si dur de vous déconditionner puisque Offramp reste tout de même objectivement un disque magique, qui transcende comme par anticipation ses éléments les plus galvaudés. Ce qui peut particulièrement agacer l’auditeur au cuir épais, c’est le son de la guitare de Pat, qui n’est pas exactement une guitare d’ailleurs, mais un synthétiseur de guitare de chez Roland. Ça donne un son à la fois doux et crispant, strident et bleuté, et c’est vrai que lorsqu’on le prend isolément il a quelque chose d’horripilant, un peu comme comme le violon électrifié de Jean-Luc Ponty dans le même registre fusion 80. Sauf que mon Dieu, il débarque dans un contexte si enveloppant et si équilibré qu’il se fond très vite dans l’ensemble, on ne le reconnaît plus en tant qu’individu, mais en tant que membre d’un corps, impensable si décomposé. Certes, la guitare-synthé de Metheny prend un solo à chaque titre et se met rarement en retrait : en fait, dans la mesure où il n’y pas de chant lead – Vasconcelos est souvent au micro et sa voix donne un vrai élan aux compos mais il n’a pas de texte, il fait davantage des vocalises –, c’est elle qui se place sur le devant de la scène. C’est comme un chant d’oiseau électronique qui s’enchevêtre avec les solos de Mays, qui lui aussi se la donne grave aux synthés.
Ce qui m’étonne toujours en réécoutant Offramp, c’est la façon évidente qu’ont d’éclore ses moments de gloire, ses thèmes et ses chorus (j’emploie ces termes un peu au pif mais c’est juste pour dire que ce ne sont pas des mélodies au sens pop du terme, même si le résultat sonne très pop pour moi). On dirait que les morceaux apparaissent dès leur démarrage comme les conclusions, les condensés éphémères d’une grande aventure émotionnelle dont on ne connaît pas les détails, mais dont on devine qu’elle est passée par de la confusion, des retournements de situation, des expériences d’éternité, des grosses descentes, des coups de foudre et des épiphanies, pas forcément amoureuses d’ailleurs, ça peut très bien être l’aventure de quelqu’un qui s’est juste baladé tout seul une semaine sur je ne sais quelle côte ou chemin de randonnée. C’est la musique de la joie concentrée de façon si intense qu’aussitôt exprimée, elle échappe à l’impression, fuit dans le passé, ou disons dans le terminé, dans ce qui ne pourra plus être jamais vécu exactement à l’identique, mais qui donne tout de même envie de continuer à vivre en se disant que ses échos, un jour peut-être, résonneront au cœur de ce qui sera alors notre présent.
Les plus beaux titres d’Offramp, ou en tout cas ceux vers lesquels je reviens toujours, sont « Are You Going With Me », balade de 8 minutes (qui, si elle avait intégré un vrai chanteur, aurait sans nul doute été un énorme tube MOR à la Christopher Cross ou Fleetwood Mac, et qui aurait pu être pompé par Michel Berger pour faire un gold de plus sur la FM française) et « James », morceau qui rend hommage au chanteur californien James Taylor et qui sonne comme un classique de Steely Dan avec un solo de gratte à la place de la voix de Donald Fagen. Mais tout le reste s’écoute avec la même volupté, que ce soit pour se réveiller le matin avec son bol de Chocapic bio, ou avant d’aller se coucher le temps d’un dernier verre de rhum brun. Il y a juste le morceau-titre qui est la seule excursion de Metheny vers le versant beaucoup moins « lifestyle » de sa carrière, à savoir le free jazz. Car oui, nonobstant sa tignasse jazz-rock, Pat est fan d’Ornette Coleman et il a même collaboré avec lui en 1986 sur un disque intitulé Song X. En 1994, il a même carrément sorti ce que certains considèrent comme son Metal Machine Music : l’album Zero Tolerance for Silence, que Thurston Moore avait alors encensé (probablement en partie parce que Sonic Youth était à l’époque signé chez Geffen, maison de disques que le PMG – et Metheny en solo – avaient rejoint quelques années plus tôt à la suite d’une embrouille avec Manfred Eicher, le directeur d’ECM).
C’est un disque assez court, quarante deux minutes, qui même s’il dégouline d’une mélancolie proche de l’insolation, est sans doute l’un des albums les plus faciles à écouter que je connaisse, les plus buvables, les plus digestes, les plus désirables. Ce n’est pas non plus tout à fait de l’easy-listening, vu les sentiments à fleur de peau qu’il soulève, mais d’une certaine manière c’est la bande-son très universelle et très accessible d’une expérience pourtant très intime : l’amour du sentiment pour le sentiment, le choix de l’épanchement absolu, la conviction que son cœur a assez vibré et que la Terre pourrait s’arrêter de tourner ce soir, juste après qu’aura brillé le dernier et le plus vert des rayons.
PS : Je n’ai pas été très étonné d’apprendre que DJ Harvey avait joué « Are You Going With Me », d’ailleurs je crois qu’on peut dire qu’il s’agit là d’un authentique morceau baléarique, sans forme très marquée ou du moins très stricte, mais qui diffuse une aura dont on veut tout de suite s’approcher, qui dissipe toute crainte. C’est le genre de chanson qui revient en écho dans la tête sans qu’on puisse tout de suite l’identifier, parce qu’elle ne colle pas à un registre précis. On en distingue très distinctement les reflets et le parfum mais on ne voit pas bien les traits de son visage.
PPS : dans un format pareillement libre et néanmoins proche j’ai découvert cet été les albums de Benoît Widemann en préparant une série musicale pour France Culture qui s’appelait « Une histoire française de l’exploration sonore ». Clavier de Magma, Widemann pratiquait lui aussi une sorte de jazz prog Quatrième-mondiste. C’est moins connu, moins soyeux aussi, mais je vous le conseille tout de même même, c’était sorti sur Ballon Noir, label de Hughes de Courson qui avait également publié l’album Maison rose d’Emmanuelle Parrenin.
2 commentaires
Spotify ne m’offre qu’un rectangle noir, c’est un peu juste pour du jazz-rock…
Aaah votre blaupunkt marche enfin !