La fois où le dodécaphonisme est parti en Chicken Run

SVEN-ERIC JOHANSON Rotas Tenet
Art for Art, 1986
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Musique Journal -   La fois où le dodécaphonisme est parti en Chicken Run
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Il n’y a pas si longtemps, je confiais à un ami mon envie de « plus de Chicken Run » dans la musique contemporaine. J’exprimais par là mon désarroi vis à vis de propositions toujours plus sérieuses dans la musique électronique et plus particulièrement expérimentale, ballottée entre techno-noise viriliste et politisation à outrance de gestes musicaux dont la force tient parfois à ce qu’ils sont mineurs, ambigus et volatiles. À l’écart de ce ballottement, et tout en explorant des thèmes pas vraiment pâte à modeler, il me semble que la scène contemporaine de Gothebörg propose aujourd’hui une musique de hippies cinglés qui fait la démonstration de l’à peu près érigé en mode de composition. J’ai à ce sujet proposé une émission de radio avec Vincent Glandier pour présenter ce paysage musical. Alors j’aurais pu, pour tracer une généalogie scandinave, vous présenter le travail très Wallace & Fluxus de Henning Christiansen (et notamment ce passage télé) ; ou bien, les glouglous fous de Äke Hodell. Mais j’ai décidé de vous présenter un disque publié à Gothebörg en 1986, un disque radicalement Chicken Run qui s’intitule Rotas Tenet, par Sven-Eric Johanson.

Il n’est pas aisé de cerner le compositeur suédois, tant sa biographie est une biographie du presque, du pseudo, du pas tout à fait : presque connu, pseudo dodécaphonique, pas tout à fait drôle. J’essaye d’y voir plus clair, notamment grâce à la traduction générée par l’assistant Google depuis la page wikipedia en suédois du compositeur. Je me rends compte que tout se déplace alors à la lisière de l’absurde. J’apprends donc « qu’il y avait aussi beaucoup de sérieux dans son être et il était loin de tout bohème ; peu de compositeurs ont été plus productifs », mais aussi que « plus célèbre et apprécié, il est probablement devenu compositeur automobile ». Soit. Je me décide donc à m’affranchir de cette contrainte. Et puis, après tout, si je veux parler de Chicken Run et de musique électroacoustique, je peux bien tenter une biographie fantasmée. En 1919, dans la petite ville industrielle de Västervik, un éphémère mouvement ouvrier conseilliste fait trembler les patrons d’usines, et c’est dans cette sympathique confusion proto-révolutionnaire que naît Sven-Eric Johanson (Eric avec un C même si la pochette y met un K, on ne sait pas trop pourquoi). À la fin des années 1940, le jeune compositeur se tourne vers les très sérieuses avant-gardes représentées par le groupe du Lundi. Il mène alors de front, en compagnie d’un autre Sven-Eric, Sven-Eric Bäck (une des figures de la musique électroacoustique), le combat contre les musiques réactionnaires, néoromantiques et traditionalistes qui dominent alors le paysage musical suédois. Sven-Eric devient alors un compositeur relativement reconnu de musique dodécaphonique.

Bien au chaud dans les fauteuils moelleux de l’univers académique, tout bascule en 1985, quand, à 65 ans, il découvre par hasard l’œuvre de Salvador Dali. Sa fille, que j’aimerais appeler Axelina, est alors étudiante au sein de l’Académie Royale des Arts de Suède, et c’est elle qui laisse traîner négligemment une monographie bon marché du peintre catalan sur la table basse de l’appartement familial. La rencontre avec l’irrévérence et le goût de la pose calculée du premier marquis de Pulbol va tout faire basculer. Et voici donc notre très académique compositeur abandonnant les théories d’Adorno sur la modernité musicale, le style viennois et les orchestres étudiants, pour tenter de devenir le Herbie Hancock dada de la musique électroacoustique – ou bien l’oncle un peu lourdingue qui parle du cabaret Voltaire à chaque fin de repas parce qu’il fait des sculptures avec les peaux de mandarines. Voici donc venu le temps de Rotas Tenet pour Sven-Eric, le temps des rires et des risques.

Le concept de composition est déjà particulièrement fumeux, puisqu’il s’agit de variations pseudo-dodécaphoniques sur le principe du carré magique ROTAS TENET. Ce carré magique existe depuis l’Antiquité, et on ne se sait toujours pas vraiment s’il s’agit d’une énorme blague de George Pérec sur l’histoire du cruciverbisme, ou bien d’un jeu mystique sur la création et la volte du monde. Je vous laisse choisir entre deux traductions possibles du carré : « le laboureur Arepo utilise les roues comme forme de travail » ou bien « le créateur, par son caractère terre à terre, maintient l’oeuvre de rotation ». Et je vous invite du coup à vous plonger en sandalettes, des pierres magiques plein les poches, dans le catalogue des éditions Trédaniel, si vous n’avez pas déjà fait une overdose d’Ariel Kalma. Le label Art for Art (dont Rotas Tenet est l’une des deux seules sorties) a tranché pour une interprétation chrétienne du carré, histoire de rendre encore plus limpide la compréhension de ce palindrome sinueux et loufoque. On trouve d’ailleurs, fournies par le label, des indications sur la signification de tel ou tel morceau. Ainsi, « Tenet I » procède d’un « symbolisme de la croix statique et mystique donné comme une ovation au messie ». L’indication hors-disque la plus précieuse pour comprendre Rotas Tenet est peut-être la suivante : il a été entièrement réalisé avec un Emulator II, programmé par Mikael Fölsch, un des patrons du label, mais aussi un des musiciens importants de la new-wave suédoise, notamment avec le groupe Twice A Man. L’Emulator II est un synthétiseur échantillonneur, extrêmement populaire dans les années 1980 et qui a participé à la démocratisation du sampling. Ses convertisseurs rendent les échantillons particulièrement brillants et plastiques, très tranchants. C’est pourtant un instrument qu’on ne voit quasiment jamais dans la musique électroacoustique, alors que je pense que la précision du son de cet échantillonneur participe beaucoup à la radicalité du projet de Sven-Eric Johanson.

Mais qu’est-ce donc que ce disque ? Au fil des écoutes, j’ai tenté de décrire de différentes manières cette œuvre sans suite (notre compositeur a décidé de ne garder de Rotas Tenet que le goût des extravagances capillaires). Je vous laisse donc piocher dans les bribes de notes selon une logique aussi hasardeuse que le disque lui même : new-age d’outsider joué à rebours ; Pierrot Lunaire avec flûtes détunées ; entre disque d’éveil corporel et messe noire ; titubantes salves de cordes et rythmiques mescaliniennes ; pourquoi Jean Reno, qui joue un tueur à gages au grand cœur, porte une casquette à hélice et parle sans arrêt des films de Luc Moullet ? ; baléarique dodécaphonique ; Music From Memory a le mal de mer.

Pour synthétiser, la force de Rotas Tenet tient à la radicalité de sa composition autant qu’à celle de ses sonorités. Le timbre très clair de l’échantillonneur parasite la tension parfois pathétique de la partition. De leur côté, les percussions gags et autres orgues désincarnées dessinent les contours d’un album en forme de doigt d’honneur à toutes les avant-gardes qui se prennent trop au sérieux. Je vous invite donc à célébrer pour un temps la possibilité de retrouver Carlos au xylophone de la Philharmonie de Paris et, si vous en avez le cran, de mettre un zeste de Zoolander au GRM.

Et avant de vous laisser je voudrais juste adresser un grand merci à PAM ainsi qu’à Sammy pour leur aide précieuse dans la conception de ce post !

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