Rachid Bahri est le héros oublié de la soul française

Rachid Bahri Oiseau Migrateur
Milan, 1982
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Musique Journal -   Rachid Bahri est le héros oublié de la soul française
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C’est bien triste que Rachid Bahri soit aujourd’hui aussi peu reconnu par l’histoire de la musique en France. Entre 1976 et 1988, ce chanteur et arrangeur algérien a en effet enregistré sous son nom sept albums, accompagné de grosses pointures des studios de l’époque, comme le batteur Pierre-Alain Dahan, le bassiste Sauveur Mallia, le guitariste Patrice Tison et le maître des synthés Georges Rodi dont j’ai déjà parlé ici plusieurs fois. Au-delà de cet entourage haut placé, Bahri avait une voix de fou, un timbre plein de cailloux mais qui dégage en même temps une tendresse presque indécente. Il s’exprime sans fard, donne tout, sans pour autant ne jouer que sur les tripes et la puissance : il ne pratique ni le passage en force ni le chantage à l’intensité. Pardon pour le « c’était mieux avant », mais on n’entend plus vraiment de gens chanter comme ça aujourd’hui, ou alors c’est du faux-sans-fard en fait hyper fardé, à la Claudio Capéo, Slimane et autres agents du chaos et suppôts de Belzébuth. 

Quand Rachid Bahri, lui, prend le micro, tout le monde se tait et se retrouve exposé à une émotion brute, mais qui circule avec beaucoup d’élégance ; on ne peut qu’écouter ce type né en 1949 dans la quartier algérois de Bellecour, qui se regarde sans faux-semblants et très vite nous met face à nous-mêmes. Comme Allain Leprest ou François Béranger, c’est un homme dont la voix et le débit sont les mêmes quand il chante et quand il parle. 

Arrivé au début des années 70 à Paris, Bahri avait commencé par chanter à la fois en arabe, français et anglais. Mais dès son premier disque Dents Noires Dents Blanches, il s’est concentré sur la langue de Nicoletta (pour laquelle il a bossé). Il n’a jamais occupé le terrain de la fusion orientale, à part sur la bande originale du film Bab-El-Oued City en 1994, qu’il a composée sans y chanter. Son rayon à lui, c’est le groove afro-américain, les arpèges de Rhodes, les basses qui ondulent et les décrochages mélodiques, qui sonnent comme des escaliers avec de très hautes marches, à la Stevie Wonder. Peut-être souffrait-il, dans ce créneau du crooner soul, de la concurrence de Michel Jonasz, dont la présence vocale était sans doute moins clivante. C’est pas méchant pour Michel, j’aime vraiment bien ses premiers albums, mais il faut bien admettre qu’il avait quelque chose de plus pop, plus FM, plus digeste. On notera au passage que Gabriel Yared, complice historique de Jonasz, a arrangé Dents Noires Dents Blanches.

L’album que je vous recommande aujourd’hui se trouve être le seul dispo sur les plateformes, il s’appelle Oiseau Migrateur (mais la pochette indique le titre Terre Sanguine, c’est chelou) et synthétise bien le travail de Rachid Bahri. La production est une réussite, tantôt nocturne jazzy tantôt plein jour sur la ville, on flotte entre des basses fretless, des mirages de synthés, des champs-contrechamps pas possibles entre la minéralité de la voix et la clémence des instruments. Je trouve que les textes (qui sont toujours écrits par d’autres) atteignent un sommet dans la carrière de l’Algérien : son interprétation offre un mélange de grande littéralité et de lignes symboliques ou allégoriques, souvent sibyllines. On s’étonnera ainsi que le morceau d’ouverture « Terre Sanguine » ne parle pas de la guerre d’Algérie, du moins pas explicitement. Le côté variété funky soul de Bahri est plus assumé que jamais, il y a des balades et des choses calibrées FM (« Oiseau migrateur » et « Le cœur au bord des larmes ») et d’autres plus « réservées aux amateurs de bon son » (« Ramasseur d’étoiles » – quel titre – ou « Homme couleur de la nuit »). Il y a aussi l’incroyable diss track « Je n’vous aime plus » où Rachid s’adresse aux cyniques et aux prudents qui peuplent notre monde, sur une instru tout en suavité. C’est d’ailleurs bizarre qu’il dise qu’il ne les aime « plus », on peut se demander s’il les a jamais aimés tout court, ces connards hypocrites. Ça s’enchaîne avec « Libérez les bébés », plus rock, qui appelle à une sorte de révolution sociale et morale, sur un refrain qui sonne très Berger, sauf qu’au niveau vocal Bahri arrive avec beaucoup plus de matos dans son fourgon. Il peut avoir tendance à prendre beaucoup de place, c’est sûr, mais comme je le disais plus haut, il sait aussi faire preuve d’une douceur inimitable, comme sur le premier couplet de « Ramasseur d’étoiles » : « Tu poses tes mains sur tes genoux/Le buste droit comme un bambou/Assis en tailleur sur la terre/Le regard fier ». Sur ce passage on croirait voir un géant débarquer dans une maison de poupées et les saisir dans ses mains avec une extraordinaire délicatesse, les déplacer gentiment, un peu comme quand un plombier viril remplace avec patience et professionnalisme le ressort usé d’une douchette de mitigeur. 

De façon plus ou moins surprenante, Bahri ne parle presque pas de l’Algérie mais il évoque souvent l’Afrique en tant que continent, et aborde l’Afrique du Sud alors encore sous apartheid dans le morceau « Johannesburg ». On finit l’album avec une impression oscillant entre satiété et confusion : il s’est passé beaucoup de choses mais Rachid est resté le même, on sent que ce n’est pas le type qui aime décevoir les gens et encore moins les tromper sur ce qu’il sait faire ou ne pas faire. C’est un homme avec ses faiblesses et ses failles, qui vit sa masculinité non pas comme une fierté à brandir mais comme une manière de pouvoir entrer entièrement en contact avec le monde, d’avoir la possibilité de s’y confronter, de partir au feu. S’il se sent fort, c’est pour sentir plus fort ce qui l’entoure, jamais pour écraser qui ce soit ou pour affirmer des platitudes définitives. 

Il y a quelques archives INA des apparitions de Bahri à la télé et je vous conseille notamment celle  où il interprète une chanson d’un album précédent, « Elle est fidèle » dont le texte bien misogyne paternaliste est signé Étienne « mascu toxique » Roda-Gil. Je vous laisse essayer de faire abstraction du sens des mots et vous concentrer sur le visage de Rachid, sa tenue d’Américain, ses doigts sur le Rhodes, et les plans de coupe sur Sauveur Mallia à la basse. Sur disque, sachez que c’est Steve Winwood de Traffic qui jouait du piano électrique ! Quel crack d’avoir eu ce feat. 

Reste une question : qu’est devenu Rachid Bahri depuis son dernier album solo, sorti en 1997 ? Rien n’indique qu’il soit mort mais rien n’indique non plus qu’il soit vivant. J’ai cherché dans l’annuaire, il y a un abonné à ce nom à Montreuil, je vais peut-être l’appeler pour voir. J’espère que si c’est lui, il me citera à un moment de la conversation cette phrase de « Ramasseur d’étoiles » : « Viens dans ma vie, quand tout va mal ».

Mais d’ici là, je vous invite à écouter cet album et les autres choses que vous trouverez de Rachid Bahri, c’est quand même bien dommage, voire c’est carrément la honte que sa musique n’ait pas traversé les décennies, alors que pendant ce temps-là les radios nationales continuent de matraquer du Goldman et que tout le monde trouve ça normal !

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