En ce jour de Saint-Valentin, j’aurais pu choisir de mettre ma femme hyper mal à l’aise en lui faisant ici même une déclaration bien cheesy dégoulinax, agrémentée d’une petite « love playlist » concoctée pour l’occasion, avec plein de morceaux célébrant notre amour. Mais comme je n’ai pas envie qu’elle me quitte (il faut savoir que lorsqu’on est pacsés, comme nous, la rupture peut se faire sur simple envoi d’un recommandé AR), je vais me contenter de lui adresser un « petit coucou » en vous proposant de découvrir quelque chose qu’elle m’a fait écouter il y a quelques mois : le chœur de garçons de l’école de Glinka, à Saint-Petersbourg. Je ne sais pas comment elle est tombée là-dessus, mais en tout cas la musique qu’on entend dans cette série de vidéos (tournées en amateur à l’occasion d’un concert du chœur dans l’imposante église de la Résurrection à Moscou) m’a totalement époustouflé. Ce qu’on y voit importe tout autant, et je vais davantage m’attarder sur la dimension visuelle et les auras personnelles de ces jeunes gens plutôt que sur la qualité exceptionnelle de leurs performances ou la nature des œuvres qu’ils interprètent. Il se trouve que je n’y connais rien en musique religieuse, encore moins en musique chrétienne orthodoxe, et que je suis par ailleurs incapable de décrire le chant lyrique : quand je lis des livrets de CD de musique vocale ou que j’entends des critiques de chanteurs classiques sur France Musique, je me sens à la ramasse, mais d’une force ! C’est dingue, j’ai l’impression de capter le contraire de ce qu’ils disent.
Bref, en tout cas ça ne m’a pas empêché d’apprécier la puissance développée par les garçons du chœur de Glinka, qui par certains aspects relève d’ailleurs plutôt de la musique populaire voire pop plutôt que du pur répertoire savant – en gros, les airs rentrent dans la tête et il y a quelque chose de très accessible dans l’émotivité de l’ensemble. La chorale de Glinka est, si j’ai bien compris, une institution historique de la musique religieuse russe et elle a formé de nombreux talents de la discipline. De fait, c’est vrai que même sans être familier de cet univers, on se rend vite compte que les gars ne sont pas là pour plaisanter : ils dégagent une impression de grand professionnalisme, l’exécution est millimétrée, malgré le très jeune âge de certains – je dirais que les plus petits doivent avoir dans les 8 ou 9 ans, les plus vieux 17 ou 18. Il n’y pas une approximation audible, les harmonies sont touchées par la grâce, et les solistes imposent une justesse et une richesse d’expression évidente. Il y a deux chanteurs aux voix très graves (les « basses ») : un blond peroxydé (celui de la première vidéo) et un Asiatique (celui de la dernière vidéo), qui chacun déploient une ténébreuse énergie qu’on ne voit pas du tout arriver, vu leur jeunesse. On a aussi un ténor brun au visage et aux cheveux carrés (avant-dernière vidéo), qui derrière son apparente austérité fait montre d’une souplesse angélique dans son souffle et son incarnation. Il y a également un gamin beaucoup plus jeune (vidéo 5) que les trois autres, avec un visage ovale et une grande bouche, il a vraiment l’air d’une peinture et interprète un Ave Maria qu’il faudrait faire écouter à Poutine juste avant qu’il ne décide pour de bon d’envahir l’Ukraine. Ça ferait fondre en larmes des armées entières, voire elles se tomberaient dans les bras d’amour et d’humilité.
Mais le truc le plus génial en termes de rapport image/son a lieu dans la cinquième partie du concert, celles que j’ai volontairement mise en première place de la playlist. J’ai pu identifier la composition, ce qui n’est pas le cas de tout ce qui est chanté dans les autres parties : c’est une page récente, de 1979, faisant partie d’un concerto choral de Georgy Sviridov, La Couronne de Pouchkine (à part ça j’ai repéré dans la deuxième vidéo la Liturgie opus 42 de Pavel Chesnokov, et dans la sixième partie avec le grand ténor, c’est le thème de « Evening Bells » d’Alexander Alabyev, d’après Thomas Moore). Le morceau débute, avec le blond péroxydé qui vient se positionner en soliste (il s’appelle Alexey Mikhailov et c’est un peu la star du groupe, il semblerait). Mais d’abord il se tait et on entend juste une rumeur, émise à l’unisson par l’ensemble du chœur. Puis émerge alors une voix très haute et très jeune, qui suit un motif répétitif en forme de mantra, qui pourrait de loin être une back voice des Cocteau Twins ou de Dead Can Dance. La ligne est belle et éthérée mais ce n’est pas du tout le blond qui l’interprète, lui reste toujours la bouche fermée. On regarde l’image et pendant quelques secondes on ne comprend pas lequel des garçons le chante, ce motif : ils sont tous en train de murmurer, lèvres closes, avec des airs absorbés. Et puis soudain : travelling en catastrophe vers la gauche, en fait de l’autre côté de l’église, carrément au niveau de la porte d’entrée.
Contre la dite porte chante un gamin de douze ou treize ans, un peu rondouillard, avec cette voix céleste et cet air impassible et concentré. On ne se remet pas de sa voix et on ne se remet pas du cadrage, car une autre porte occupe la moitié droite du plan. En outre, on a posé devant elle un chandelier, et sur sa paroi sont fixés une grosse poignée et une espèce de double loquet laissé de guingois, je sais pas comment ça s’appelle, j’allais proposer le mot huisseries mais après vérification ça n’a rien à voir. Le petit chanteur se trouve littéralement entre deux portes, et pour ne rien arranger, celle contre laquelle il se tient comporte elle-même un cadenas et une grosse poignée – mais il fait abstraction de tout ce bordel, il serait seul sur la scène de la salle Pleyel ce serait pareil pour lui. La personne qui filme a du mal à ne pas bouger et du coup on voit aussi par moments, sur la gauche de l’image, le profil d’une femme d’âge moyen, avec un fichu bleu sur les cheveux. D’ailleurs la plupart des gens qu’on aperçoit dans l’assistance ont presque tous l’air trop vieux pour être les parents des gamins, alors je me suis dit qu’il s’agissait soit de leurs grands-parents, soit plus plausiblement, vu la haute réputation du chœur de Glinka, de fans relativement matures de musique religieuse – autrement dit, de croyants – venus écouter ces jeunes prodiges.
Lorsqu’au motif du chanteur de la porte vient s’entremêler le solo d’Alexey Mikhailov, le péroxydé, la musique s’élève vraiment haut. Mais ça ne m’a pas empêché d’observer les autres membres du chœur, notamment les plus jeunes du premier rang, qui pourraient former le casting d’une série un peu sombre ou d’un programme de téléréalité pas très fun (« Chorale Academy » ?). Il y a sur la gauche d’Alexey le petit brun au visage ovale qu’on va retrouver plus loin, avec des traits qui bougent beaucoup mais qui dégagent une forte impression de vérité.
Sur sa droite, il y a un gamin avec des yeux légèrement en amande, et un air hyper sérieux, presque adulte malgré ses bajoues d’enfant : il n’a pas l’air de passer le moment le plus décontracté de sa vie mais ça lui donne une sorte de virilité avant l’heure.
Et à côté de lui, il y a un gamin aux yeux très bleus avec une coupe de dingue, c’est sûr à 99% que sa mère est dans la fashion : ses cheveux d’un roux irréel forment une mèche spectaculaire, qui lui tombe sur le front puis rebique sur le haut de l’œil droit, les tempes sont largement rasées en dégradé, et derrière, c’est une nuque longue presque assez aérée pour être rapprochée du style de coiffure que les experts nomment shag (à ne pas confondre avec les schlags). J’ai envie de dire : que fait Demna ? Il écoute Radiohead ?
Il y a aussi dans la dernière et huitième vidéo, ce chanteur aux traits asiatiques, qui chante avec beaucoup de vigueur et de théâtralité. Sa voix de basse est articulée dans un style proche de l’opéra, ou du moins de ce que j’en connais, et je n’arrive pas à identifier ce qu’il chante (même si ça me dit quelque chose). Il émane de lui quelque chose d’apaisé malgré le combat auquel il a l’air de se livrer.
À un moment, le ténor de l’autre vidéo, revenu derrière, pouffe pour réprimer un fou rire : on ne saura pas pourquoi. Juste derrière l’Asiatique, on voit un garçon plus jeune qui lui ne chante à aucun moment en solo, dissimule très mal son angoisse et semble originaire d’un pays d’Asie centrale : je ne sais pas à quoi ressemble sa vie mais je crains qu’elle ne soit pas simple tous les jours, ça me fait de la peine de l’imaginer et je me prends à espérer qu’il fera carrière dans la musique et connaîtra une existence qui lui apportera satisfaction et le passionnera jusqu’à la fin de ses jours.
Tous ces gens, ces vies, ces performances et ces compositions forment un ensemble fascinant, quoique dénué de vrai début ou de vraie fin. Un monde qu’on ne peut que regarder comme ça, tels des extraits fragmentés d’existences live. Malgré l’âpreté de l’ambiance et la religiosité qui règne, ce monde qui flotte entre deux fenêtres YouTube nous donne quand même un espoir terrestre, en nous exprimant sans filtre l’amour que porte toute forme de musique, pieuse ou non. Et je me dis que c’est peut-être pas mal, en ce jour des amoureux, de nous rappeler que nous avons beau nous vanter d’être tous « des amoureux de la musique » (comme si nous avions décidé de l’aimer nous-mêmes, que nous avions en quelque sorte « fait le premier pas »), c’est avant tout la musique elle-même qui la première nous a montré de l’amour, sans se soucier de nos travers, indifférente à nos spécificités. La musique nous aimera toujours, souvenons-nous en, que nous soyons dans une église ou pas.