Civilization Phase III est le dernier album enregistré par Frank Zappa avant sa mort en 1993, et son premier à sortir de manière posthume l’année suivante. Je ne sais plus si je suis tombé dessus en googlant « best zappa albums » ou « best rock albums with synths » mais en tout cas, je suis ravi de l’avoir découvert car depuis je l’adore, ce à quoi je ne m’attendais pas trop, puisque j’avais jusqu’ici fait comme un blocage sur l’œuvre du prolifique moustachu.
L’instrument qu’on entend principalement sur Civilization Phase III est un Synclavier. Le son hyper-réaliste de cet appareil de haute performance pour l’époque – et qui n’est ni plus ni moins que le premier synthétiseur numérique – donne à l’ensemble une étrange tenue ; une sensation plastique à la fois au sens « plastoc » comme dans « c’est du toc ! » et au sens « la plastique du cerveau », puisqu’il possède une texture malléable qui s’adapte un peu à toutes les situations. C’est ce feeling qui m’a fait penser, avec une complaisance certes anachronique, à ce qu’on peut éprouver en écoutant certains trucs vaporwave : un sentiment de survitalité non-organique dont on ne sait si elle est creuse, vertigineuse, ou les deux. Un truc d’énergie en roue libre, d’allant très mécanique, mais souvent aussi de pesanteur mécanique – voire de drame mécanique, selon le mood des morceaux. L’expérience d’écoute m’a séduit par son rythme trépidant mais sans enjeu. Ou peut-être, disons, que l’enjeu y est mis à distance par la machine et s’impose davantage sous la forme d’une espèce d’ombre, de fluide, d’aura insaisissable. Je ne sais pas si je suis clair mais ce disque n’est lui-même clairement pas limpide, il est même d’une obliquité rare, même si, je le répète, il est loin d’être pénible. Je parle de pénibilité parce c’était en général ce que m’inspiraient les travaux de Zappa qu’on m’avait fait écouter plus jeune, j’y reviendrai ; mais avant ça, je vais m’attarder deux minutes sur le Synclavier et son rôle dans la carrière de l’excentrique Italo-Américain.
En gros, si j’ai bien suivi, Zappa s’était entiché dans les années 80 de cette machine adepte du langage MIDI, car elle lui permettait de se passer d’un orchestre (on rappelle que Frank était autant un compositeur de musique contemporaine qu’un musicien de rock) et donc de lui éviter de se cogner des instrumentistes pas assez doués pour exécuter ses partitions méga complexes. Je ne connais pas la musique orchestrale savante et encore moins la musique orchestrale savante contemporaine écrite par Zappa, mais en tout cas le résultat auquel le Synclavier – synthé qui est aussi un sampleur, et génère donc également des sons imitant ceux des vents, des bois ou des cuivres d’orchestre – et lui aboutissent sur cet album est de fait d’une virtuosité rocambolesque. C’est le règne de la surcharge cognitive à chaque mesure ou presque, on ne sait jamais trop où on est, et en même temps les lignes de fuite des compositions, la façon qu’elles ont de s’harmoniser, se distendre ou se résoudre reste extrêmement satisfaisante pour moi. D’une part parce que la patine plastique susmentionnée me parle beaucoup, j’ai déjà mentionné ma passion pour ce type de surfaces factices, et d’autre part parce que la densité du tout, si précipitées et fugaces que puissent être ses parties, me donne envie en tant qu’auditeur de la lire et la relire, de faire corps avec son pouvoir de fascination. Il y a un truc qui relève d’un rapport d’apprivoisement mutuel, la machine essaie de traduire le jeu humain et vice-versa, mais l’algo de trad est pas encore super rodé, donc on tâtonne et on édite un peu soi-même le texte généré comme des milliers de gens le font chaque jour avec le fameux logiciel DeepL. Ce n’est pas une interaction légère, ça épuise même, et c’est loin d’être superficiel en acte, contrairement d’ailleurs à la vaporwave, ou du moins contrairement à l’idée qu’on peut cultiver de la vaporwave.
Et puis par dessus le marché il y a un autre élément majeur dans ce disque, un autre instrument en fait, lui bien « réel » – analogique, quoi – et enregistré normalement : la voix, et en l’occurrence les voix de différentes personnes. Et pas de personnes qui chantent, mais de personnes qui parlent ; mieux, de personnes qui parlent en étant coincées dans un piano. Car je ne vous l’ai pas dit pour le moment, mais Civilization Phase III est un disque avec une histoire : c’est un opéra pantomime qui agrège différentes expérimentations tentées par Zappa au cours de sa carrière, dont celle dite des « piano people ». À la fin des années 60, le truculent guitariste s’aperçoit pendant un enregistrement que lorsque des gens parlent tout près d’un piano à queue ouvert, ça fait vibrer les cordes de l’instrument. Il demande donc à des collègues à lui de se positionner sous le capot et de dialoguer ensemble, et leur impose en outre une liste de mots à prononcer (ah on savait se marrer dans les sixties !). Il les enregistre, mais finalement ne se sert pas des bandes : ça valait bien la peine de les emmerder ! Mais deux décennies plus tard lui vient l’idée de recommencer, cette fois-ci avec d’autres gens, dont ses enfants Dweezil et Moon ainsi que l’acteur Michael Rapaport. Là aussi, j’ai eu très peur de trouver ça pénible et j’ai même songé à faire une playlist expurgée des dialogues, mais en fait à force de réécouter le disque je les ai trouvés hyper drôles. On a beau dire, mais la vie est pleine de surprises. Je vous laisse écouter les répliques plutôt que de mal vous expliquer pourquoi ça m’a fait rire, mais vous apprécierez sans doute les timbres des voix des intervenants et leurs accents – je me rends compte au passage que je peux détester le théâtre de l’absurde en vrai sur une scène, et néanmoins m’esclaffer en entendant à peu près la même chose en version « fiction radio », et en anglais.
Je suis d’autant plus surpris d’apprécier cette dimension extramusicale, qui revient souvent dans l’œuvre de Zappa et que j’avais donc, adolescent, particulièrement détesté. Un ami à moi était fan et me faisait donc régulièrement écouter tel ou tel album de sa discographie, dont l’étendue lui permettait de se dire que j’allais bien finir par aimer un truc. J’ai de fait le souvenir d’avoir aimé un morceau , un truc d’inspiration médiévale ou Renaissance que je n’ai jamais retrouvé. Mais ça ne m’empêchait pas d’être hyper irrité par le côté « commentaire » qui me semblait caractériser si souvent l’approche de Zappa. J’avais le sentiment que ses connaissances presque trop vastes en musique rendaient ses enregistrements peu spontanés, occupés à se détourner eux-mêmes, à dériver sur leur propre sens, je ne sais pas bien comment dire. Mais surtout, j’avais l’impression, notamment parce que l’ami en question me jouait beaucoup d’enregistrement live, que Zappa passait énormément de temps à parler sur ses morceaux, à les commenter de façon satirique ou absurde, ou alors à jouer des personnages dans ses chansons, bref des choses que je n’arrivais pas à supporter longtemps et qui me semblaient être le contraire de ce qu’il faut faire si on veut faire de la musique convaincante. Bien sûr, avec le temps j’ai mûri et compris que ce type de procédé brechtien ou Dada avait une longue histoire et qu’il s’agissait de désacraliser la performance, de faire tomber la quatrième mur, et blablabla. Mais en tout cas à l’époque ça m’avait totalement découragé d’aller plus loin.
Il faut savoir que Civilization Phase III est un double album de presque deux heures qui n’a jamais vraiment bénéficié d’une sortie commerciale – il était dispo par mail order, il fallait envoyer une lettre et un chèque au label, qui vous l’expédiait en retour. Il n’a jamais été réédité depuis mais reste disponible en physique sur commande auprès du site de l’artiste.
Au milieu des années 80, Zappa avait déjà enregistré plusieurs disques avec des modèles moins avancés du Synclavier. Je vous conseille notamment le plus concis Jazz From Hell, dépourvu de piano people mais également de la patine plastique et de la cadence frénétique chic de CPIII. Je lis que Zappa maîtrisait moins son instrument à l’époque, d’où un son plus brut et plus strictement synthétique, mais écoutez-le quand même, il reste super intéressant, notamment le morceau d’ouverture « Night School », qui sonne un peu comme un générique de film chic à gros budget où les gens du studio ont quitté le navire avant la post-prod et laissé le zicos se la donner sans personne pour lui dire de s’arrêter, ou encore « Damp Ankles », qui fait un peu Squarepusher première période. En revanche grosse déception, il y a un morceau qui s’appelle « St. Etienne » dont j’attendais beaucoup mais qui – hélas – est le pire du disque. Frank, gros salaud !