Janet who ? Histoire d’une procureure américaine devenue icône de trois rappeuses à Miami

Anquette "Janet Reno"
Luke Skyywalker Records, 1988
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“Janet Reno comes to town / collecting all the money / You stayed one day, / then ran away, / and started / actin funny…”

Il y a quelques mois, un être cher à mon cœur m’a fait part d’un titre « qui a la pêche » ; c’était à la rentrée, fallait se motiver, ça tombait plutôt à pic. Le groupe s’appelle Anquette et le morceau « Janet Reno », ambiance petites meufs en colère, sourcils froncés et mains manucurées plantées sur les hanches. Anquette était un trio d’adolescentes afro-américaines de Miami – Anquette Allen, Keia Red et Ray Ray – dont le LP Respect est sorti en 1988 chez le sulfureux label Luke Skyywalker Records – Luke Skyywalker étant le leader des fameux rappeurs floridiens de 2LiveCrew, inventeurs de la Miami Bass. Le morceau-titre du LP est un clin d’œil à Aretha Franklin, et on peut aussi y entendre une parodie de « Material Girl » de Madonna ou une ballade RnB aussi cucul que nasillarde… Et donc cette fameuse ode à la dénommée Janet Reno, où l’on croise un sample de « Get On The Good Foot » de James Brown ainsi que la mélodie de « Yankee Doodle ». Une fois dépassé l’effet purement énergique que me procure ce titre — typiquement, autour de 14h30, quand la digestion fait son œuvre — j’ai davantage prêté attention à ses paroles, et voulu mener (ahem) « l’anquette » sur l’identité du mystérieux personnage que ces trois copines invoquent à tout va.

En observant de près la pochette du single on peut déjà distinguer des indices – comme cette balance de la justice et ce fauteuil capitonné, du genre à réceptionner le fessier de quelqu’un d’important. Le titre s’ouvre sur une adresse aux pères absents – enfin, c’est pas non plus limpide à la première écoute puisque les trois rappeuses braillent toutes de manière totalement cacophonique. Soudain, on entend les quatre notes menaçantes du thème de Dragnet, série policière des années 50, puis Anquette explique :

“In our town we have a State / Attorney by the name of Janet Reno / She locks brothers up for not / paying their child support / In your town you may have / someone just like her”

« Dans notre ville, on a une procureure d’état qui s’appelle Janet Reno. Elle coffre les types qui ne versent pas leur pension alimentaire. Il se peut que dans votre ville vous ayez quelqu’un d’exactement comme elle. »

Célèbre aux États-Unis (elle a eu son caméo dans les Simpsons ou Saturday Night Live), Janet Reno était dans les années 80 procureure générale du Miami-Dade County, comté le plus peuplé de Floride, et dont la population aura notamment retenu de son mandat son action en faveur des victimes de violences policières et son intransigeance envers les pères démissionnaires. Également procureure générale des États-Unis sous l’administration Clinton (1993-2001), elle fut à la tête du Department of Justice américain au cours d’une décennie déjà marquée par les attentats terroristes (bombe au World Trade Center en 1993, Unabomber…) et l’assaut sanglant de Waco, qu’elle autorisa. Dans la bouche des trois ados, Janet Reno est ici célébrée comme une justicière – au sens anglais de vigilante – ou de super-héroïne de dessins animés plutôt que comme une véritable femme de loi. C’est une vengeresse sans pitié qui harponne les jean-foutre, les jean-fesse et autres jean-michel-c’est-pas-mon-enfant, et les tire par le col jusqu’à la barre du tribunal. Ce portrait un peu manichéen s’inscrit pourtant dans un contexte social compliqué, où les racines de la « crise des familles afro-américaines » remontent à l’esclavage et à la ségrégation spécifique subie par cette population. Qui est victime de qui ? Qui a l’argent ? Qui a la charge ? Qui a le pouvoir de décider de garder ou non un enfant ? Quel est le rôle de l’État ? Une pension alimentaire non-versée mérite-t-elle la prison ?

Sous la vidéo Youtube, les commentaires sont éloquents :

“I remember when I was a child in Miami every year at the MLK parade Janet Reno and her mother would walk the parade and the women would applaud her and the men would boo.”

« Je me rappelle, quand j’étais petite, tous les ans à la parade Martin Luther King à Miami, Janet Reno et sa mère marchaient parmi la foule et les femmes l’applaudissaient tandis que les hommes la huaient. »

“RIP Janet Reno you did a lot for us thank you”

« REP Janet Reno, vous avez fait beaucoup pour nous merci »

“Whoopi  ! Let’s celebrate men being forced to pay for kids they don’t want or be thrown in debtor’s prison (which technically is against the law) while women can relinquish their parental responsibilities at any time !”

« Youpi  ! C’est super, on force les hommes à payer pour des gosses qu’ils n’ont pas voulus sous peine d’aller en taule (ce qui en principe est contre la loi), tandis qu’on laisse les femmes renoncer à leur autorité parentale quand elles le veulent  ! »

Le sous-texte socio-politique entourant cette chanson ne s’arrête pas là : en 1988, lors de son élection comme procureure du comté de Miami-Dade, Reno était en compétition avec le républicain Jack Thompson, un avocat autoproclamé « chevalier anti-obscénité » luttant contre toute forme de représentation du sexe et de la violence dans la culture populaire. Humilié par sa défaite, Thompson riposta dans les médias par des remarques beauf sur le physique de Reno (trop « grande et masculine » pour être respectable), « l’accusant » au passage d’homosexualité et de troubles mentaux, et allant même jusqu’à instrumentaliser le titre d’Anquette – en l’associant aux textes jugés choquants de 2 Live Crew, objets de scandale à la même époque – pour faire endosser à sa rivale une complicité tacite d’obscénité, et ainsi la discréditer politiquement. Plus tard, Thompson poursuivit assidûment sa croisade en ciblant notamment « Cop Killer » de Ice T ou les célèbres jeux vidéo Grand Theft Auto et Counter Strike…

En gros, plus on creuse les anecdotes, plus ça part dans tous les sens. Or à la base, ce qui me met de bonne humeur à chaque fois que j’écoute « Janet Reno » c’est comment ces très jeunes filles démontent les dragueurs frimeurs en eau de Cologne Revlon à coup de sommations et d’expressions hyper crues, limite comiques, du haut de leurs voix mi-infantiles, mi-insolentes… Les expressions misogynes et salaces sont retournées contre les hommes qui les emploient pour railler leur matérialisme, leur insignifiance et leur besoin de ken tout ce qui bouge ; c’est grossier, c’est sans nuances, en mode Charles Bronson au féminin, œil pour œil, dent pour dent. Anquette ont d’ailleurs sorti dès 1986 « Throw the P », une réponse/reprise du single de 2 Live Crew « Throw the D. » (“Throw the dick”), où elles posent cette question ultime : 

“How could you throw a dick that was miniature size?”

« Comment peux-tu balancer ta bite si elle est si petite  ? »

Cependant, cette attitude vindicative ne serait-elle pas qu’un tour de passe-passe ? Il me semble que l’ambiguïté plane quand on sait que le producteur du titre n’est autre que Mr. Mixx, membre de 2 Live Crew, qu’Anquette reste un pur produit Luke Skyywalker et qu’elles sont la rare caution féminine sur des compilations Miami Bass dont les pochettes montrent par ailleurs systématiquement des femmes très dévêtues, les jambes écartées, objectifiées.

 Quoi qu’il en soit, je ne peux m’empêcher de me demander s’il y a du vécu derrière ces textes, et si les trois filles d’Anquette ont été intimement touchées par cette réalité : ont-elles été élevées par des mères seules ? Ont-elles eu des enfants jeunes elles aussi ? Un court documentaire intitulé Rap’n’Reno réalisé il y a une dizaine d’années retrace l’histoire de cette chanson à travers des images d’archives. J’ai tenté de contacter son réalisateur, le journaliste John McKelvey, afin de le visionner et peut-être d’en apprendre plus, en vain. Et puis pour la gloire j’ai aussi caressé l’espoir de communiquer avec Anquette ; en la cherchant sur les réseaux je suis tombée sur un compte instagram privé dont la porte m’est restée close, mais dont la photo de profil et la bio laissent peu de doute quant à son identité :

“I Am A Legend In The Game… I Am The Original Queen Of Miami Bass… I Am The Epitome Of What New Comers In The Game Would Hope To One Day Become!”

« Je suis une légende dans le Game… Je suis la Queen historique du Miami Bass… Je suis l’incarnation de ce que les néophytes espéreraient devenir un jour ! »

Enfin, quand elle suggère qu’on a peut-être une Janet Reno par chez nous, je me mets à imaginer ce que ça donnerait, transposé en France, un rap en l’honneur d’une femme de loi – Gisèle Halimi, Elisabeth Guigou… Rachida Dati ?? Jusqu’ici mes brèves recherches n’ont pas donné grand-chose, je n’ai trouvé qu’un slam ultra soporifique (pléonasme) et très playlist-de-France-Inter de Gaël Faye à partir de lyrics de Christiane Taubira, et un titre franchement affligeant d’une dénommée Sylvaine Messica, coach en leadership (sic), qui chante « Les filles de Simone Veil » (« elles prennent l’avion, le métro / habillées en vintage au Marais / elles s’assoient à califourchon sur la valise de l’émancipation / […] elles font du yoga […] sur le matelas de la libération »).

Si d’aventure vous auriez dans vos archives des chansons sur ce thème et qui pourraient relever le niveau, voire constituer un dossier pour un prochain numéro, n’hésitez pas à nous les faire connaître !

NB : on rappelle que Ventoline est un fanzine musical entièrement fait par des femmes, lancé par Félicité à Lyon en 2020. Vous pouvez acheter le nouveau numéro ici, ou le recevoir en souscrivant à l’une des offres d’abonnement couplé à Musique Journal.

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