N’oublions pas qu’après Maxinquaye Tricky était presque Dieu

Nearly God Nearly God
Island, 1996
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Musique Journal -   N’oublions pas qu’après Maxinquaye Tricky était presque Dieu
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En fin de semaine dernière, Étienne nous parlait d’un disque de trip-hop millésimé 2000 que je ne connaissais pas perso, mais qui m’a donné envie de revenir à un autre item important du genre, sorti quelques années avant, à savoir l’album éponyme de Nearly God. Il s’agit en fait de la seconde réalisation d’Adrian Thaws / Tricky, sorti sous alias afin de respecter le deal avec son label de l’époque. Si les gens sont en général plus chauds de Maxinquaye, l’album précédent et plus maximaliste du patron de Bristol, je trouve que Nearly God est pour le coup une œuvre sonorement plus riche malgré un ascétisme définitif de la forme, où le bad prend des proportions homériques.

Il faut quand même dire que le gars annonçait la couleur d’emblée, le nom de l’album faisant référence à une interview où on lui demandait ce que cela faisait d’être presque dieu – ce que Tricky était clairement pour la musique anglaise à l’époque. Du coup, l’écart entre les deux projets est plutôt saisissant : là où l’aridité semblait découler d’une certaine maîtrise technique pour le disque de J. Saul Kane, elle semble d’une toute autre nature pour Nearly God. Outre le fait que quasiment tout les morceaux soient des collaborations – Terry Hall ! Martina Topley-Bird ! Alison Moyet ! Neneh Cherry ! BJÖRK ! on n’est pas dans la rigolade, là –, c’est dans la production même, à la fois très dépouillée et techniquement audacieuse que se loge selon moi tout l’intérêt de l’opus. Les samples sont cutés à la scie sauteuse, les arrangements oscillent entre classe totale et amateurisme d’apparat ; et évidemment, c’est fabuleux. Comme d’habitude avec Tricky, tout tient à la fois de l’esquisse crayonnée, du journal intime et de la symphonie. Presque chaque morceau développe ici des idées et ambiances viciées sur lesquelles certains feraient tenir une discographie, même si je n’accroche pas à tout avec la même ferveur, loin de là.

Les deux morceaux d’ouverture, « Tatoo » (reprise d’un morceau de Siouxsie, que Wikipédia qualifie proto trip-hop) et « Poems », forment un diptyque touché par la grâce, un maelström émotionnel dont il est difficile de s’échapper. Tout démarre par une expiration, d’où émerge cette voix rampante, altérée, susurrant pour posséder ; puis entrent des cordes douces et glaçantes, une section rythmique en partie décollée du reste, s’y superposant jusqu’à parfois entièrement le recouvrir. Dès ici, l’apparente simplicité dans la construction des morceaux, l’élasticité d’un sampling magnifique et sans ostentation, la façon de poser de Tricky et le niveau de ses comparses – on est habitué à Martina Topley Bird, mais Terry Hall me met les frissons sur « Poems », perso – forment des condensés d’asphalte dont les échos se font encore entendre dans certaines productions contemporaines. Une pérennité du trip-hop qu’Étienne relevait déjà dans son article d’il y a quelques jours, et que je ne peux qu’appuyer avec force ; toujours sur « Poems », la façon de poser neurasthénique d’Adrian c’est juste 20 ans d’avance, minimum.

J’aime un peu moins « Together Now » et sa touche « bluesy » – un truc qui m’a toujours un peu saoulé, alors que j’adhère bizarrement à fond au morceau avec Alison Moyet, « Make a Change » –, même si cette collab’ avec Neneh Cherry reste solide. Par contre, derrière arrive « Keep Your Mouth Shut », et là c’est l’épiphanie : une tranche bien brute du « Dedicated » de Das EFX nous enjoignant à « garder la bouche fermée » pour démarrer, puis s’installent un clavier UK sous morphine, une rythmique osseuse et acérée, des voix antinomiques mais complémentaires – pour Björk, via la chanson « You’ve Been Flirting Again », posée presque dans son entièreté. Tout s’agrège sans peine, il ne peut pas en être autrement, et pourtant je ne l’aurais pas parié en amont. La seconde « vraie » collaboration des deux – qui apparemment ne peuvent plus se saquer aujourd’hui, dommage –, « Yoga », clôture l’album et c’est une réussite à la force tout aussi éclatante : une boucle dangereuse, tapissée de la voix d’Adrian ; un canevas maladif dont l’Islandaise inverse la polarité en la surplombant, pour faire tomber la fièvre.

Ce jusqu’au-boutisme de la boucle revenant sur elle-même, répétée jusqu’à plus soif, agit sur moi sans aucun problème ; je tombe dans le truc sans me faire prier, c’est clair. Alors oui, certains voient en Nearly God une collections d’ébauches, de samples trop réduits auxquels il ne manquerait que quelques ajustements pour devenir des chef-d’œuvres. Hérésie que cela : c’est justement dans ce resserrement, cette façon de travailler le fragment à la moelle sans pour autant se faire chirurgien, d’en tirer tout le potentiel hypnotique avec une certaine humilité que se loge la beauté et l’intérêt de cet ouvrage.

J’ai toujours beaucoup aimé le boulot de Tricky. il a évidemment sorti de bons albums, d’autres vraiment bof, et il m’est en général souvent dur d’en apprécier l’intégralité (genre Blowback). En réécoutant Nearly God pourtant – ou Juxtapose, au hasard -, une évidence m’apparaît : Adrian Thaws n’est pas seulement une force motrice du trip-hop, mais bien de la pop anglaise de la fin du XXème siècle. Et devant la force poétique de son œuvre, son apparente limpidité et sa synchronicité parfaite avec son époque, je me demande vraiment pourquoi ce « semi-dieu » n’est pas devenu une icône à l’image d’autres de ses compatriotes comme – au hasard – les frères Gallagher, Thom Yorke ou Damon Albarn. Que notre vision de la musique populaire « classique » anglaise s’élargisse un peu, que diable !

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