J’adore cette compilation non seulement parce qu’elle s’intéresse exclusivement aux filles qui rappent, mais surtout parce qu’elle ne s’intéresse qu’à des rappeuses qui n’ont encore rien sorti chez les pros. Elles n’ont pas de clip, pas encore de vraie image taffée par des conseillers, ce sont juste des meufs qui jusqu’ici rappaient dans leur coin, leur coin étant en l’occurrence leur chambre, leur balcon, parfois un parc, dans lesquels elles se filment pour poster le résultat sur l’Instagram @rap2filles. Ce compte (qui est aussi un concours) lancé par un certain Julien Manuel Santin a fait découvrir des talents tellement forts à Benjamin Caschera, le responsable de La Souterraine, qu’il a décidé avec Julien de les rassembler sur un vrai disque. Les artistes présentes sur le tracklisting n’avaient donc jusqu’ici rappé que sur des instrus déjà existantes, et jamais enregistré avec autre chose que leurs smartphones. La couleur de l’album est variée, ça va de la trap contemporaine (“L’échappatoire” de Savannah Sweet, “Cheffe” de Yelsha) à des sons rap français à l’ancienne (“Feuilles” de Holy G, “État d’âme” de Dey Ef), en passant par des choses plus R&B/pop (“Sur ta planète” de KLI), des plans afro (“Shooter” de Vicky R, “Polar” de Pearly) et même des sons limite Dilla (“Roya” de la Montréalaise Sensei H).
Mais ce qui marque vraiment, c’est l’énergie et la fougue des artistes, qui donnent tellement tout ce qu’elles ont qu’on se demande pourquoi on ne les a pas entendues plus tôt. Leurs voix sont très brutes, pas encore polies par l’autotune et le professionnalisme, les flows et les textes peuvent sembler maladroits par moments mais c’est justement ça qui est bien, elles tentent des trucs, découvrent leurs possibilités, tout en restant fidèles à celles qu’elles doivent être dans leur vraie vie. Quand on y pense, et sans vouloir être démago, ça semble d’ailleurs évident de voir des femmes pratiquer le rap avec autant de réussite : elles sont une minorité de genre (et, dans le cas des femmes dont on parle ici, font souvent partie d’une voire deux autres minorités du fait de leur couleur de peau et de leur orientation sexuelle), elles doivent chaque jour lutter contre le sexisme et en même temps on leur demande de ne pas trop gueuler parce que bon, la colère c’est censé être le terrain des mecs, c’est quand même pas très distingué de voir une fille qui s’énerve hein ! Du coup, rapper semble être un bon moyen de canaliser tout ça, même si ça n’empêche pas les hommes de demeurer encore très majoritaires dans la scène française, et ce, malgré les succès passés de Diams ou Keny Arkana.
Les douze jeunes femmes qu’on entend sur Le Rap2filles Souterraine ne forment qu’une partie de tout ce qu’on a pu voir passer sur le compte @rap2filles. C’est mortel de se dire qu’elles vont pouvoir se lancer dans des projets sérieux et se faire connaître du plus grand nombre, mais l’amateur d’amateurisme que je suis au fond de mon cœur continue pourtant de se repasser les vidéos captées chez elles, avec une instru qu’on entend de très loin et la voix saisie comme une note vocale. Ce que je trouve précieux dans ces courts freestyles, c’est qu’ils montrent généralement les meufs sans personne autour d’elles, dans des endroits familiers, intimes, ce qui est finalement très rare dans le rap, où les mecs ont l’air de passer tout leur temps soit dehors, soit au “télo”, et ne se retrouvent quasi jamais seuls devant une caméra. Ce contexte très « intérieur » donne à la musique de ces rappeuses un côté complètement inédit qui me plaît beaucoup et fait résonner leur voix d’une manière unique.
C’est comme la pop française des années 80 dont on parlait ici même il y a quelques jours : ça s’écoute autant comme de la musique que comme un documentaire sur le monde d’aujourd’hui, sur les façons de parler, les intonations, les looks, les goûts des gens. Surtout c’est fou de voir que certaines de ces filles sont vraiment très jeunes, genre 14 ou 15 ans, et semblent déjà si inspirées. En tout cas, que ce soit l’Insta ou la compile, toute cette initiative est super et ce serait vraiment bien que les médias puissent la relayer, surtout que sort aujourd’hui, coïncidence, le bouquin Ladies First où l’inarrêtable Sylvain Bertot s’intéresse précisément à l’histoire des femmes dans le rap, et dont Rebecca Manzoni a parlé ce matin – mais sans mentionner rap2filles !