En septembre 2019, je suis parti avec quelques ami·es en direction des Pyrénées-Orientales, pour passer deux jours dans un festival organisé sur la commune de Torreilles, dont la prog se concentrait sur le heavy metal « traditionnel ».
C’est la venue d’un groupe russe dont les apparitions sont rares au-delà du rideau de fer, si j’ose dire, qui m’avait convaincu de faire le déplacement. Ce groupe s’appelle Ария, Aria en alphabet latin.
Ария, c’est pas n’importe quoi dans le monde du heavy metal. C’est l’un des secrets les mieux gardés de ce petit milieu et, en tapant cet article, j’ai comme le sentiment diffus de trahir quelque chose d’important – même si ce secret est en réalité connu d’un très grand nombre de gens autour du monde. À Torreilles, on pouvait croiser en vrac le fan club polonais du groupe, avec à sa tête un homme dégarni dirigeant ses troupes d’une main de fer, des familles françaises arborant toute la panoplie de merch (t-shirts, casquettes et bracelet-éponges pour les parents, le fils, la fille, et les cousins), un fan mexicain qui avait traversé la moitié de la planète pour profiter de l’unique occasion de voir son groupe favori et ainsi éviter l’enfer administratif d’obtenir un visa pour la Russie, de jeunes Espagnoles survoltées droit sorties du casting de Heavy Metal Parking Lot. Tous ces gens, je leur ai parlé, déjà parce qu’on a que ça à faire pendant un festival : parler, boire des bières et aller aux chiottes chimiques toutes les vingt minutes. Et parce qu’un événement de cette ampleur, ça fédère malgré tout. Et évidemment, tous ces gens m’ont parlé d’Ария. Au point culminant de ce qui fut un incroyable concert, je me suis retrouvé à gueuler en yaourt les paroles de « Раб страха » au milieu d’une grappe de fans russophones me dépassant tous d’une tête. C’est là que j’ai pris conscience de la présence en masse de la diaspora russe dans ce public déjà très hétéroclite. L’un d’eux a fini par saisir mon visage entre ses mains et m’a hurlé les paroles de la chanson en train d’être jouée – des lyrics écrits par Margarita Pushkina, poétesse et auteure de l’intégralité des textes du groupe –, son nez presque collé au mien. Un moment de passion intensément slave, que j’ai vécu comme la destruction de mon mur de Berlin intime.
On a du mal à se le figurer mais Ария est un groupe énorme en Russie. La comparaison avec Iron Maiden est évidente d’un point de vue strictement musical : même basse proéminente, même rythmes galopants et mêmes guitares mélodiques harmonisées. Mais la comparaison se joue aussi sur leur notoriété dans leurs pays respectifs. Ария remplit des stades depuis la fin des années 1980 partout sur le sol russe, proposant des shows grandiloquents et pyrotechniques dignes des plus énormes stars internationales. Ils sont aussi constamment en tournée, enchaînant date sur date, l’étendue de leur patrie leur permettant de multiplier les villes où s’arrêter. Ария est un groupe qui bosse très dur, avec cette approche prolétaire chère aux groupes de la NWOBHM (New Wave of British Heavy Metal), un esprit rugueux mais accessible. Une spécificité que l’on trouve rarement, il faut bien le dire, dans la scène metal actuelle, transformée par la récente mise à disposition de moyens de production et de distribution plus simples, plus accessibles, plus numériques.
Pratiquer une musique aussi durement marquée du sceau de l’Ouest n’est jamais facile pour des musiciens qui ont longtemps œuvré de l’autre côté du mur. Dans les années 1980, l’autoproduction quasi illégale et la distribution littéralement sous le manteau était le lot de beaucoup de formations des pays de l’Est, qui pratiquaient ainsi des musiques qui par leur existence même défiaient l’ordre établi, comme le punk ou le metal. Ария commence de cette façon au milieu des eighties, et leurs deux premiers disques attendront dix ans avant d’avoir la faveur d’un pressage officiel par un label d’État. Il y a pourtant déjà quelque chose de profondément slave dans ces albums : une approche mélodique épique qui mêle l’abandon de soi, dans des leads furieux, à une production très froide, peut-être artisanale mais extrêmement efficace dans les images qu’elle évoque. On pense bien sûr beaucoup à Accept, à Iron Maiden et à Judas Priest, mais dans une version dûment assimilée et adaptée à cet îlot culturel qu’était l’URSS. La suite de leur discographie ne cessera d’ailleurs jamais de passer d’une influence de l’ouest à une autre, sans jamais se départir de l’âme locale qui l’habite. Le morceau d’ouverture de leur deuxième album, Воля И Разум, en est une preuve irréfutable, alternant couplets scorpionesques et refrain efficacement copié sur le « You’ve Got Another Thing Coming » de Judas Priest.
Le chant est évidemment ce qui rattache le plus Ария à sa propre nation, avec cette langue russe qui, à mon humble avis, est sans conteste l’idiome le plus adapté au heavy metal épique. Quand le tempo galope, la diction russe, plus planante que l’anglais ou le français, tire le rythme général au fond du temps : cet effet d’aspiration génère paradoxalement une forte poussée émotionnelle. Le chant à la fois rude et opératique renvoie aussi directement au chœur russe, un autre pilier de l’imaginaire soviétique, avec son idéal de puissance commune. Les quelques traductions de paroles que j’ai pu lire sont elles aussi traversées d’un souffle épique et d’une poésie très slave, alliant mélancolie et violence.
La vélocité musicale chez Ария est ébouriffante, imparable mais jamais démonstrative : les riffs sont vraiment au cœur du sujet, au-delà de l’atmosphère ou du decorum, autre point commun qu’ils partagent avec leurs amis britanniques. Leurs pochettes sont parmi les plus réussies et évocatrices de l’histoire du heavy metal. Ария n’apparaît jamais en photo sur ses artworks et s’adonne à la grande tradition du storytelling fantasmagorique, où coexistent peinture classique légèrement maladroite, illustration SF typiquement russe et dessin à l’aérographe. Dans le monde très codifié du heavy metal, la frontière du bon et du mauvais goût quand il s’agit de pochettes est ténue, et bien souvent à l’appréciation de l’œil de l’observateur·trice. Une jaquette réussie n’est pas forcément due à une technique particulière, une bonne mise en page ou une typo adaptée : bien souvent, les trois ne sont même pas réunies, et le tout ressemble à un dessin de marge dans un cahier de lycéen. Mais cela donne quand même des résultats très réussis, pour ne pas dire emblématiques, qui chamboulent les conventions du graphisme.
Je m’autorise ici à ne pas vous faire la biographie détaillée du groupe, d’une part parce que la carrière d’Ария s’étend sur plusieurs décennies et surtout parce que d’autres personnes s’y sont attelées bien plus efficacement que je ne pourrais le faire.
Je ne peux en revanche pas conclure sans m’intéresser à un point qui me semble important, voire crucial, et qui soulève d’ailleurs d’autres questions. J’ai conscience que faire l’éloge d’un groupe soviétique/russe en cette période de guerre contre l’Ukraine peut passer pour de la provocation : ce n’est nullement mon intention. Si Ария n’a jamais été un groupe politisé à proprement parler, il serait néanmoins malhonnête d’éluder certains moments d’égarements de leur chanteur d’origine, Valery Kipelov, qui n’a par exemple jamais caché son soutien au déploiement des troupes russes et à l’annexion de la Crimée en 2014. Mais tout ceci s’est fait bien après son éviction du groupe en 2002 et c’est d’ailleurs ici un autre point commun que partage Ария et Iron Maiden : les deux formations ont été un temps (ou sont encore dans le cas des Anglais) menées par des chanteurs conservateurs et patriotes. Vous l’ignoriez peut-être, mais Bruce Dickinson, le chanteur de Maiden, s’est transformé depuis quelques années en chantre du dépassement de soi par l’auto-entreprenariat : il dispense d’ailleurs ses conseils lors de congrès organisés par le Medef et se positionne fermement en faveur du Brexit. Une évolution pas si étonnante quand on connaît le parcours personnel du vocaliste, qui a vécu son émancipation personnelle en parallèle à celle de son groupe.
Les questions que l’on peut se poser sont donc : existe-t-il un rapport entre l’expressivité puissante et épique du heavy metal et une vision conservatrice du monde ? Le parallèle évoqué plus haut avec les chœurs opératiques ou religieux m’apparaît comme une bonne piste de réflexion. Le souffle primal engendre-t-il des sentiments primaires ? Qu’est-ce qui fait que cette musique aux origines simples et prolétaires a parfois pu se muer en chant de l’übermensch ? Je pense notamment ici à Manowar, groupe que j’aime particulièrement et qui a longtemps cultivé une image caricaturale de la masculinité, bien qu’il se soit paradoxalement adressé à un public plus hétéroclite qu’on le croit. Des questions qui mériteraient sans doute d’être développées, ici ou ailleurs.
Les deux successeurs de Valery Kipelov ont adopté une ligne bien plus neutre en termes politiques et ce n’est sans doute pas plus mal. On ne leur demande d’ailleurs pas autre chose. Je le répète, le heavy metal est une musique qui se veut hors du monde, hors de la réalité, qui tente de lui échapper par tous les moyens possibles, sonores, visuels ou thématiques. C’est le chant du souffle adolescent, de la pulsion de l’imaginaire. Et même si la situation du monde nous impose toujours plus de réalisme, il demeure essentiel de pouvoir en parallèle évoluer dans un lieu détaché de tout cela : un lieu refuge. Le heavy metal est la carte qui nous mènera vers ce monde idéal à conquérir.