Le destin français du blues est sans doute l’une des histoires les plus déprimantes vécues par notre culture musicale, pourtant déjà riche en ratages et en bad trips. Comment cette forme afro-américaine née dans le Delta du Mississippi il y a plus de cent ans a-t-elle pu devenir le style préféré des « bad boys » de droite qui tapent le bœuf à l’île de Ré ? Comme pour beaucoup de choses, c’est sans doute la faute de Johnny, mais plus récemment je pense qu’on peut aussi en vouloir à Manu Lanvin, fils de Gérard, amoureux de blues électrique et j’imagine aussi d’évasion fiscale. Tout ça pour dire qu’il m’est aujourd’hui presque impossible d’écouter du blues sans penser à tout ce décorum de merde, à ces festivals blues sponsorisés par Groupama et à ces hordes de quinquas divorcés qui refont leur vie en s’achetant des Harley tout en boursicotant sur leur smartphone.
Heureusement l’existence peut parfois nous prendre par la main sans rien nous demander et avant-hier j’ai réussi à entendre du blues autrement. Je regardais le film Cisco Pike (1971) avec Kris Kristofferson, Karen Dalton et Gene Hackman, et lorsque ce dernier apparaît démarre un morceau qui m’a excité comme pas possible : « Wailin’ and Whoopin' » par le duo Brownie McGhee/Sonny Terry. C’est un titre qui va très vite et qui monte très haut dans les tours, au début je n’ai pas exactement identifié ça comme du blues, puisque la majeure partie de la B.O. est composée de chansons plutôt country-folk de Kristofferson. Je me rappelais l’extraordinaire « Luxury Liner » d’Emmylou Harris dont la rythmique sonne un peu pareil, mais donc dans Cisco Pike ce n’était pas une chanson de country sous speed, mais une démonstration de « folk-blues » noir américain réalisée par deux hommes (tous deux décédés depuis, ils seraient aujourd’hui plus que centenaires) connus pour avoir formé un des groupes les plus populaires de ce qui s’appelait le « Piedmont blues ».
Le Piedmont, c’est une région de plateaux qui longe la côte Est des States entre grosso modo la Virginie et la Géorgie. Les folkloristes avancent que c’est une zone où les rencontres entre musique blanche et musique noire ont été plus intenses que dans d’autres coins du Sud, ce qui explique le mélange d’influences, et une certaine mixité règne en effet : on peut y entendre à la fois du gospel et du bluegrass, du ragtime et de la « fiddle music » (vous savez le truc avec les violons foufous !). Sonny Terry et Brownie McGhee ne viennent pas du même endroit (le premier est né en Géorgie et a vécu en Caroline du Nord, le second est du Tennessee) mais ils se sont rencontrés sur la route des concerts, à la fin des années 30, et ont tourné ensemble pendant des décennies, parfois onze mois sur douze ; autant dire que sur cet enregistrement de 1969 leur dynamique est ce qu’on appelle « bien huilée ». Le titre « Wailin’ and Whoopin » ne décrit rien d’autre que ce qu’on entend : Brownie hurle et fait « whoo », il ambiance l’instru comme un boss, ça fait tellement de bien d’avoir un MC solide aux commandes d’une tuerie pareille, alors que ça se bouscule sévère au portillon, entre l’harmonica de Sonny et la guitare de Brownie, sans compter l’orgue électrique et la section rythmique qui secoue comme une micheline en train de descendre les Appalaches – il s’en passe des trucs en deux minutes !
Le titre est extrait de l’album Long Way From Home, sorti en 1969, soit à une époque où le tandem vivait une deuxième carrière permise grâce au revival blues initié par les ethnomusicologues et les rockers britanniques. Phénomène un peu étrange : le Piedmont blues avait d’abord conquis le public noir dans les années 1930 et 1940 avant de passer de mode, puis les mélomanes blancs l’ont donc remis au goût du jour dans les années 1960, en faisant un style en partie muséifié même si, et ça s’entend sur Long Way Home, le son a clairement évolué, notamment grâce à l’électricité et à l’enregistrement multipistes.
Je ne vais pas mentir, la plupart des plages de Long Way From Home ne m’ont pas autant ébloui que le morceau entendu dans Cisco Pike, en grande partie parce qu’elles suivent les schémas les plus classiques du blues, avec un tempo lent et une basse bien appuyée, le genre de matos qui fait la joie des music supervisors de séries prestige, qui adorent mettre ça en fin d’épisode, lorsque la caméra montre tour à tour chaque personnage, seul face à son destin, les yeux dans le vague. En revanche j’accroche à fond sur les titres plus rapides comme le morceau d’ouverture, puis « Rock Island Line », « Hole In The Wall », « Packin Up Gettin Ready » ou « Poor Man Blues », avec des lignes de guitare qui s’enchevêtrent dans tous les sens, une espèce de légèreté cacophonique qui va droit devant elle, c’est un bonheur, ça marche bien le dimanche. Je vous invite également à creuser la discographie plus ancienne de McGhee et Terry, plus acoustique si vous préférez ce genre de son, c’est aussi vachement bien – et là pour le coup c’est un blues minimal et modeste que Manu Lanvin ne jouera jamais, ça c’est sûr.
NB : ne soyons pas trop mauvais, le blues français a bien eu des moments de grâce, et je vous suggère ainsi de réécouter ce disque et de relire cet article sur le grand Cyril Lefebvre.