Oli XL a récemment signé chez Warp et on attend la date de sortie de ce qui sera son deuxième LP. Pour patienter, j’ai envie de revenir sur son précédent disque, Rogue Intruder, Soul Enhancer. Un album qui en 2019 a fait sonner les radars du cool anglo-saxon (FACT, Fader, The Quietus, etc.), mais sur lequel il me semble pertinent de revenir, car il m’a touché d’une façon dont l’impersonnalité des listes de « disques de l’année » ne saurait refléter la singularité.
Rogue Intruder, Soul Enhancer (= R.I.S.E., c’est un peu fanfaron comme déclaration pour un premier disque, mais il peut se le permettre) se présente comme un disque de club music aux intentions pop, avec quelque chose d’ambient dans l’approche. Il donne l’impression d’un ensemble vaporeux et homogène, vaguement dansant, peu invasif, et d’où les morceaux forts n’émergent pas tout de suite et semblent essayer de se faire oublier, à part « Mimetic », qui endosse le rôle du single. De loin, c’est un tapis sonore pour concept store londonien ; de près, c’est un amoncellement d’idées de production brillantes, de jeux rythmiques qui constituent une fantaisie virtuelle, une ode à l’artificialité. La musique fait tout pour être liquide, factice, froide et fuyante, et semble cristalliser l’esprit du temps, que tout le monde sent mais auquel peu savent donner une forme. C’est le genre de disque qui indique la direction du présent, et ça m’excite. On dirait qu’il révèle le monde à travers un filtre, comme si Oli XL nous dévoilait quelque chose en le médiant et en l’éditant, au lieu de nous le donner directement.
D’abord il y a les sons, ostensiblement anti-naturalistes. Toutes les voix sont filtrées, pitchées ou passées dans un téléphone, tous les samples de boîte à rythme sont lustrés par des effets leur donnant une couleur aseptisée, comme recouverts d’un glacis technologique. Les kicks sont « médiés » aussi, puisque fréquemment scratchés sur les CDJs, ou combinés à des flangers psychédéliques et futuristes. Le Suédois construit des boucles dont les éléments se dissolvent, le clou du spectacle étant sans doute l’intro de « Mimetic », toute constituée d’un breakbeat disloqué par la cadence à laquelle un doigt le joue, en tournant irrégulièrement le jog d’une CDJ.
Toute trace authentique d’humanité est soigneusement évitée ; l’émotion, déréalisée. Le monde réel et familier n’est cependant jamais très loin, sans cesse rappelé par des field recordings déformés, des extraits de coups de téléphone, des fragments de voix commerciales. Oli XL précise dans une interview qu’il aime utiliser des samples plutôt que des presets car les samples contiennent des parasites, et quelque chose d’impur et riche – ce qui semble assez paradoxal à l’écoute de sa musique policée et clinique.
Que la pop recherche l’artificialité et évite le naturalisme, ce n’est pas neuf : le UK garage est à ce titre exemplaire, et c’est peut-être pour ça que ce style anglais infuse la musique du Suédois. Le UKG affectionne les breakbeats complexes, anti-spontanés, et il accélère ses parties vocales, donnant une rapidité surhumaine au vibrato des chanteuses. C’est une musique raffinée, comme on raffine un sucre blanc en lui retirant toute sa mélasse. On dirait le stade avancé d’un genre qui mute de manière autonome depuis des années, accentuant lentement ses particularités déroutantes pour l’auditeur non-initié.
Mais depuis le UKG, d’autres genres de pop ont embrassé leur propre artificialité, et en particulier le moment hyperpop que nous vivons depuis quelques années. Les voix pitchées et très aigües en sont un des tropes, au même titre que les prods rutilantes tels des ballons gonflés au point d’éclater, aux surfaces crissantes comme un sample designé par Sophie. Éditer les sons jusqu’au travestissement, c’est aussi un moyen de mettre continuellement à distance le réel, l’humanité et les sentiments. Les émotions en jeu dans le disque ont quelque chose de factice et préfabriqué. Les sentiments sont précisément téléphonés dans ce disque, et métamorphoser l’être aimé en sonnerie de smartphone semble être le principal projet affectif envisageable, comme dans le morceau « Jet Generation », où la question posée est littéralement « Can you be my ringtone? I feel liquid love ».
L’objectivation des sentiments s’étend jusqu’à la voix d’Oli XL lui-même, qui traite ses vocaux comme des samples, au point que je ne les avais au départ pas imaginés comme des enregistrements de sa propre voix, mais plutôt comme celle d’un interprète assujetti au producteur. Ou comme une voix marionnette qui ne se possède pas, ou des discours extérieurs, des lieux communs formulés par aucun individu en particulier.
Si les émotions sont traitées sur un registre très distancé, je crois que ce serait un raccourci d’interpréter ce disque comme ironique ou conceptuel, il reflète seulement une certaine aliénation qui fait partie de nos vies. La sincérité fait une apparition fulgurante à la fin du disque, quand Oliver Sehlstedt fredonne ces vers d’une voix qui laisse échapper un sanglot :
« Confined to coral light but I’m fine
Pale eyes follow me, I don’t go outside
I don’t go outside, I’m losing my friends
How you gonna fill the void, and make it end ? »
Ces paroles, combinées à cette qualité de production, me font imaginer Oli XL comme un jeune adulte reclus dans sa chambre de Stockholm, travaillant sans relâche à sa musique sur son ordinateur, jusqu’à se désocialiser. C’est une supposition de ma part, cependant l’intéressé confirme dans ses interviews qu’il passe l’essentiel de son temps chez lui, et qu’il ne va jamais en club, sauf pour jouer, laissant deviner confusément à quel point isolement social et excellence de la production musicale peuvent être intriqués.
Si vous voulez en savoir un peu plus sur cet artiste qui se dévoile peu, je vous conseille ce très bon portrait signé de la journaliste Chal Ravens pour Crack Magazine.