Il y a quelque temps, l’un de mes proches a testé pour nous la vie en entreprise. On lui a offert un porte-cartes de visite, fait subir quelques journées d’intégration, et surtout, on lui a expliqué qu’en entreprise, il y a des core values : des valeurs structurantes, qui servent de boussole dans la vie. Je comprends. Moi aussi j’ai des core values.
En classe de seconde, Kevin m’a fait une cassette intitulée « Introduction au punk ». Il aurait sans doute pris des coups de rangeos de la part des générations à crêtes précédentes : son introduction présentait les fondamentaux d’un skate punk en voie d’embourgeoisement, dont certains représentants se retrouveraient sur MTV quelques années plus tard – Greenday et Offspring en tête de file. Cette scène née dans la lignée de Adolescents ou Circle Jerks en Californie, où le punk gagne en vitesse et en insouciance à mesure qu’il se rapproche de la plage et des skate parks. Mais peu importe. Sur la cassette il y avait donc tous ces dératés qui jouent ridiculement vite et érigent la débilité en principe de vie : Nofx, Satanic Surfers, Pennywise, Millencolin, Snuff. Et surtout, il y avait Lagwagon. Avec Lagwagon, j’ai compris que j’avais trouvé une de mes core values.
C’est toujours un petit coming out, d’afficher mes core values au grand jour – parce que bon, c’est pas avec ça que vous allez épater le critique rock en quête de nouvelles formes de distinction. Si vous voulez ce petit sourire navré, cette expression contrite et patiente que l’on réserve aux enfants quand leur comportement est embarrassant, parlez de votre passion pour le punk à roulettes. Au fil des ans et pour mon bien, on a essayé de me remettre dans le droit chemin : « Tu peux enlever ta musique de tarés ? » (1999) ; « Tu ferais mieux de lire magic, revue pop moderne, pour découvrir des choses plus subtiles » (2001) ; « Pourquoi tu écoutes de la musique de pub Coca-Cola ? » (2008) ; « Tiens, c’est parfait pour avoir de la tachycardie » (2019). Mais rien n’y fait. On est en 2022 et le fond de mon cerveau est toujours tapissé des carreaux écossais de Double Plaidinum, du chant de Joey Cape entre le rire narquois et les larmes, de ces mélodies à la naïveté décapante.
Bien sûr que c’est tout le temps la même chose. Bien sûr qu’il n’y a pas beaucoup de sophistication dans ces trois power chords enchaînés sur tout un album dans des ordres différents, dans ce forbidden beat tenu de manière invariée le long d’une discographie entière. Personne n’a dit le contraire. « This band’s a joke », répète volontiers Joey Cape, le chanteur du groupe – et ce n’est pas pour rien que la pochette d’une anthologie du groupe représente un personnage jetant un disque à la poubelle, avec comme sous-titre « putting music in its place ». L’uniformité joue un rôle de leurre ou de dissuasion, éloigne les badauds et récompense ceux qui s’approchent pour écouter de plus près. La demi-heure de fuzz de Double Plaidinum incarne tour à tour l’aliénation (« Making Friends ») et l’hédonisme (« Bad Scene »), habite et exorcise, l’air de rien, le suicide (« 27 »). La légèreté joue ce même rôle de trompe-l’œil, et si Hoss devait vraiment être la bande-son d’une pub Coca-Cola, ce serait pour vanter la vertu corrosive de ce liquide bon à dérouiller les clous. L’amertume se décline en malaise (« Weak »), co-dépendance (« Bro-Dependent »), perte de l’innocence (« Shaving Your Head ») sous des atours toujours joyeux (« Sleep »). C’est d’ailleurs ce qui me fascine dans le skate punk : cette capacité à exprimer une gamme aussi nuancée d’émotions sous une apparence formelle aussi homogène. De la musique de camouflage.
Alors oui, je veux bien croire qu’il y a dans les goûts musicaux quelque chose qui échappe à la linéarité du temps, tout comme l’inconscient ne sait rien du poids des années. Les neuroscientifiques se sont bien sûr amusés à avoir un avis sur la question : ce serait parce qu’ils surviennent à une époque formatrice, décisive pour notre identité, que les morceaux qu’on écoute à l’adolescence nous poursuivent longtemps après. Certes, mais tout ça n’explique pas comment, de mes goûts douteux de l’époque, certains provoquent maintenant chez moi l’envie de me déshériter moi-même si c’était possible (désolée, Our Lady Peace et Fuel…) tandis que d’autres sont inscrits au patrimoine mondial de mon existence – conservés, choyés, parfois réactualisés. Il faut bien qu’il y ait quelque chose dans les œuvres elles-mêmes pour qu’elles soient retenues contre le passage du temps ; et surtout, la science n’aura pas mes core values.
Une théorie alternative, et bien plus convaincante à mon sens, se trouve justement dans un morceau de Lagwagon. Elle est l’analogue musical de la théorie de l’île – vous savez cette île sur laquelle vont toutes les célébrités que l’on croit mortes ; où Joe Dassin fait des concours d’éloquence avec Tupac pendant que Michael Jackson et Kurt Cobain comparent leur chevelure. Le titre est sur Railer, le dernier album en date de Lagwagon et s’appelle « Bubble ». Il y est question de cette bulle temporelle dans laquelle le groupe s’avoue lui-même installé, où le calendrier indique 1992 à tout jamais, et où la radio semble bloquée sur les mêmes classiques – Avail ou Samiam. Rien de conservateur ni de nostalgique ici, puisque dans ce vortex, le temps n’opère pas. La seule source de friction vient de la voix de Cape, dont le timbre plus rauque trahit les années qui ont passé. C’est sans importance, parce que la bulle existe réellement : c’est là que se retrouvent les quinquagénaires aux éternels t-shirts Punkers, ceux qui célèbrent le 16 mai comme fête nationale, et qui, en concert, aggravent leur arthrose à force de stage-diving. Dans cet îlot de résistance temporelle réside la véritable explication.