Le son anglo-américain d’I-level est si parfaitement symbiotique qu’il gomme toute trace de ses origines

I-Level I-Level
Virgin Records, 1983
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Musique Journal -   Le son anglo-américain d’I-level est si parfaitement symbiotique qu’il gomme toute trace de ses origines
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En bon thésard studieux à la recherche d’inspi, j’ai pas mal mis le nez dans les bouquins, ces derniers mois, du moins je crois : c’est ça qui est fabuleux avec la recherche, on navigue à vue la plupart du temps, sans vraiment savoir si on fait ce qu’il faut dans les délais, c’est magnifique et c’est aussi une autre histoire. Parmi cet amoncellement de lectures pas toujours bouleversantes, le livre de l’universitaire anglaise Doreen Massey m’a pas mal retourné la tête. Publié en 2005, son For Space s’attaque au concept d’espace et tente de lui faire subir une révolution semblable à celle connue par le concept de temps au cours du 20e siècle. Ce travail très dense et ambitieux croise beaucoup, beaucoup de pensées et de références, et dessine une nouvelle compréhension de la dimension spatiale : celle-ci apparaît comme une entité à part entière, toujours en train de se faire, fondamentalement sociale, corrélée au temporel sans le subir. L’analyse de Doreen Massey est à la fois très précise, scientifiquement très solide, et assez sincère et habitée pour qu’on prenne du plaisir à la lecture, même s’il faut parfois s’accrocher un peu. Chez la géographe britannique, qui hélas nous a quittés en 2016, l’espace n’est plus une entité statique, mais l’endroit d’une contemporanéité radicale, complexe et dynamique, ce qui bouscule pas mal notre façon de concevoir les espaces physiques et théoriques : le « paysage », la géographie et l’histoire, mais aussi le paradigme local/global (qu’elle dissèque brillamment), ou encore par exemple les implications et conséquences de la révolution Internet.

Je vous la fais courte – et puis de toute façon c’est vraiment pas le genre de pensée qui se résume en quelques lignes en intro d’un article – mais si For Space m’a bien aidé dans mes recherches ethnomusicologiques, ça a aussi été quelque chose d’important dans ma façon de concevoir le musical tous les jours, pratiquement, mais aussi esthétiquement. Et je deviens par exemple assez sensible à des choses qui autrement m’auraient semblé bien installées dans leur bulle spatio-temporelle et grand public – ou du moins construites a posteriori comme telles.

C’est ainsi le cas du premier album éponyme du groupe I-Level, éphémère trio londonien formé au début des eighties et séparé en 1985. I-Level sort en 1983 : le truc est calibré pour la danse et la radio, pas de doute, et ne cherche apparemment pas à se poser comme autre chose qu’un disque certifié bonne ambiance. Ainsi l’ouverture « Minefield », dont les phrases de soufflants millimétros et les congas qui foutent le feu ne disent clairement pas autre chose. C’est entièrement lovers rock, R&B, pop-rock, (electro-)funk et disco ; ça fourmille de mille détails très classe, et on ne pourra jamais reprocher à ces gars-là de lésiner sur le slap. Bref, les prods sont juste parfaites, ce qui n’est pas vraiment étonnant quand on sait que les trois membres du groupe (Sam Jones, Duncan Bridgeman et Joe Dworniak) étaient par ailleurs tous ingés sons. On les sent bien au courant de ce qui se passe musicalement à ce moment-là, ils s’en nourrissent et bouffent à tous les râteliers, sans que jamais le résultat ne sonne patchwork.

Ils incarnent pour moi une sorte de zeitgeist créole imparable, dans un aboutissement assez inédit qui s’avère parfois très déstabilisant : « No.4 » par exemple ne pourrait être qu’un tube FM parmi d’autres, mi-ringue mi-Genesis, s’il n’avait cette espèce de structure souterraine estampillée « Zion », très en arrière, autour duquel il s’enroule. J’adore la facilité avec laquelle ce morceau fait exister un espace où le soft rock bien commercial se présente comme cool et ancré dans le dub. Rien ne peut contrer cette épiphanie, ni les paroles un peu con-con, ni la construction super cliché. Je trouve un peu le même truc avec le dernier morceau de l’album, « Face Again », où beaucoup de choses se rencontrent pour donner naissance à un monstre mainstream évident et étrange.

Cette synthèse éclatante, où plusieurs réalités coexistent, met en évidence un espace anglo-américain hybride qui m’atomise total : je peux entendre à la fois DMX Krew et Prince (« Stone Heart ») sans réussir à les départager, ou même une improbable entrée de Prefab Sprout dans le hardcore continuum (« Heart Aglow ») – c’est d’ailleurs dingue à quel point Sam Jones me fait penser à une version West Indies de Paddy McAloon (autre exemple plus que saisissant : « Woman ») alors que, tout aussi dingue, le gars vient en fait de la Sierra Leone ! On entend sur ce disque assez peu de femmes (à part pour les chœurs de celles créditées comme « Dorothy et Jennifer » sur Discogs), mais les ombres de deux géantes planent au-dessus de lui : Anita Baker et Sade. Et je suis convaincu de ne pas être pas le seul à fantasmer depuis toujours de voir les univers de ces deux déesses s’entremêler, choc qui aurait forcément pour conséquence l’émergence d’une paix universelle, je ne vois clairement pas d’autre scénario envisageable.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : cet album n’est évidemment pas le seul à avoir proposé une vision musicale transatlantique, loin de là, et c’est d’ailleurs par des aller-retours, détournements et ré-appropriations incessants que les musiques US et UK évoluent, selon des processus mouvementés qui ne se figent jamais vraiment – vous suivez ? La différence d’I-Level loge cependant dans ce qu’il n’opère pas comme une fusion additionnelle, aussi subtile soit-elle, mais plutôt comme une symbiose dont le fruit instaure ses propres canons et archétypes.

Pour réutiliser encore une fois cette notion insaisissable : voilà une incarnation indéniable (j’oserais même utiliser le terme « objective ») et éclatante de maîtrise du groove. Et cette domestication n’est pas uniquement instrumentale, mais se situe aussi beaucoup dans la façon dont Sam Jones (qui a également fait partie du groupe de reggae Brimstone, dont je vous conseille FORTEMENT l’impeccable album Jah See and Know) manie sa voix. Il réussit en effet à imprimer un feeling anglo-antillais (même si, je le rappelle, il n’est pas d’origine antillaise) à des tracks à la brillance très américaine ; son phrasé, ses intonations ne sont pas un petit plus exotique, mais bien un élément essentiel pour le ressenti rythmique des morceaux. La façon dont il pose sur « Give Me » (morceau d’ailleurs samplé plusieurs fois, notamment par les Lost Boyz pour leur chanson « So Love ») en tirant en arrière pour un rendu laidback de tueur, avec ses « give me » rebondissants et un peu coquins, c’est juste impossible à ignorer.

Voilà, je sens que je me suis encore emporté, mais allez-y, plongez-vous dans For Space (qui se trouve gratos sur le web, très facilement, genre en cherchant dans Google) tout en écoutant I-Level, et on en reparle, eh eh.

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