I Trawl The Megahertz : le patrimoine sonore du présent

Prefab Sprout I Trawl The Megahertz
Liberty EMI UK, 2003 – réédition Sony Legacy, 2019
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Musique Journal -   I Trawl The Megahertz : le patrimoine sonore du présent
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Depuis sa réédition chez Sony Legacy au début du mois dernier, je ne sais pas si on peut toujours considérer I Trawl The Megahertz de Prefab Sprout comme un album oublié, même s’il ne risque pas non plus de gravir les sommets des charts mondiaux et d’envahir les playlists mood des plateformes de streaming. De toute façon, je tiens depuis longtemps à parler de ce disque qui reste très à part pour moi – et j’imagine pour pas mal d’autres auditeurs. C’est une œuvre qui génère des émotions qu’on n’éprouve nulle part ailleurs, à peu près impossibles à définir. Non parce que ces émotions seraient foncièrement inconnues, étranges ou complexes, mais au contraire parce qu’elles puisent dans des zones très familières de notre paysage sonore pour en extraire une lumière que l’on n’y avait pas du tout aperçue.

Dans la discographie de Prefab Sprout – formation dont on rappelle à celles et ceux d’entre vous qui ne la connaissent pas qu’elle a pratiqué dans les années 80 et 90 un style de pop anglaise très “sophistiquée”, très arrangée, et dont sont fans des artistes aussi variés que Jean-Louis Murat, Dam-Funk ou les fondateurs du label techno Kompakt –, I Trawl The Megahertz occupe déjà en soi une place spéciale. D’une part, car il a été initialement été édité – voici seize ans, chez Liberty, division anglaise de EMI – sous le seul nom de Paddy McAloon, leader du groupe pop de Newcastle. D’autre part, parce qu’il évacue les chansons au profit d’une série de plages instrumentales, ou en tout cas non chantées – la voix de McAloon n’est présente que sur un titre. Il évoque par ses orchestrations certaines musiques de films, tendance néo-classique ou modern classical (c’est Discogs qui le dit), et par ses structures en boucles une espèce de Steve Reich en version légère, ambient de loin. Mais il ne se réduit jamais à ces ressemblances car malgré ce changement de format, on reconnaît sinon l’écriture, en tout cas très nettement l’ambiance Prefab : c’est une plongée tout en remous dans les limbes de l’affliction post-moderne, des limbes irisées par un curieux sentiment de réconciliation, de communauté et de familiarité.

ITTM s’ouvre par son morceau-titre, long de vingt-deux minutes, qui croît autour d’un motif de cordes, claviers, vibraphone et cuivres. On y entend vite la voix de l’actrice Yvonne Connors lisant un montage de phrases, composé en partie de fragments que McAloon a retranscrits d’émissions de radio, voire depuis le réseau C.B. – d’où le titre de l’album, qui veut dire en français « j’arpente les mégahertz » – et en partie de vers écrits par lui-même. Les premiers mots sont “I’m telling myself the story of my life/Stranger than song or fiction”. S’entrelaçant aux cordes, les textes serrent le cœur en l’espace de quelques mesures ; c’est une poussée lacrymale irrésistible, c’en est presque trop facile, trop direct de nous émouvoir comme ça, même si l’on est pris de court. Que se passe-t-il ? Pourquoi se retrouve-t-on les larmes aux yeux, juste avec du spoken word sur un arrangement de cordes ?

Je ne sais pas ce que Paddy McAloon avait en tête quand il a composé ce titre et je ne sais pas davantage comment le reçoivent les auditeurs qui y sont sensibles. Mais en ce qui me concerne, ce que j’entends dans cette longue plage, c’est l’écho d’une forme secondaire, fonctionnelle, moins proche d’une musique de film froide et maîtrisée que d’une musique de téléfilm ou de pub, plus ou moins roublarde, dérivative. Voire plus proche, encore, de la bande-son d’un spot pour une campagne publique de prévention portant sur je ne sais quoi de grave, avec une voix-off qui récite quelques phrases se voulant définitives, entre le JT et la météo. Plus proche, aussi, des illustrations sonores qui accompagnent ces courtes vidéos promotionnelles au statut flou, porteuses d’un mirage de profondeur et flottant dans les sphères du marketing “inspirationnel”, pour y servir un nouveau parfum ou une compagnie bancaire. Soit une esthétique pensée comme chic, adulte, flatteuse pour ceux qui l’acceptent, suggérant un horizon tragique et sérieux, le temps d’une demi-minute.

McAloon, lui, va reprendre à son compte cette création commerciale : il l’étend à sa guise et y remplace le bullshit psychologisant par une succession d’images et de déclarations poignantes, une liste de souvenirs et de scènes. Il agit sur le cliché et la vacuité non en les subvertissant ou les détruisant, mais en les prenant au premier degré, en s’intéressant à ce qu’ils pourraient vraiment signifier d’utile et de pertinent, pour nous qui y sommes sans cesse exposés. Il essaie ni plus ni plus moins de les enchanter, de faire résonner leur facture contemporaine figée comme résonnent les orchestrations du Hollywood d’antan ou de Tin Pan Alley. Il donne à cette marchandise sonore “pseudo-individualisée” l’aura d’une œuvre élevée au sommet de notre patrimoine, ou plutôt au sommet de ce curieux patrimoine du présent qu’il bâtit depuis les débuts de Prefab Sprout. McAloon a en effet toujours revendiqué l’influence des comédies musicales classiques, du songwriting anglo-américain d’avant la pop et le rock, du jazz dans ce qu’il a pu avoir de plus populaire. C’est leur fonction sociale, rassembleuse, qu’il a bien souvent cherché à actualiser, dans les deux sens du terme, à travers les disques de son groupe, dans leur construction et leur palette. Prefab Sprout n’a jamais cherché à imposer un son différent, en rupture avec le mainstream, contrairement à l’immense majorité de la scène post-punk/indie dont il provenait. Et c’est avec le temps ce qui a fait la singularité de son parcours et de ses albums successifs, jusqu’à ITTM et dix ans plus tard Crimson/Red.  

Le résultat, au-delà de cette première et principale piste, n’est donc ni vraiment rétro, ni tout à fait tourné vers le futur : c’est le feeling du quotidien, l’histoire immédiate et intime, dont Paddy McAloon semble chercher à jouer la bande-son parfaite, tout en attestant de sa fuite à chaque instant. C’est le courage et le regret dans un même geste. On assiste dans chaque morceau à un ballet d’effroi, de mélancolie, de résignation, de consolation, de légèreté, d’élan vers on ne sait trop quoi, d’un peu de dérision parfois – seule la colère n’y a pas sa place.

Dans le septième et antépénultième morceau du disque, “Sleeping Rough”, Paddy prend enfin le micro pour chanter : “I’m lost/ Yes, I am lost/I’ll grow a long and silver beard/And let it reach my knees”. À cette époque, le chanteur souffrait déjà de cécité partielle, et d’acouphènes persistants, mais n’avait pas encore sa longue barbe blanche. Ce constat d’une affreuse lucidité ne semble pourtant pas le terrasser : la fin du disque se pavane sous des cieux radieux, pour s’achever par une plage pleine de bonté, qui tend littéralement la main à l’auditeur, et dont le titre résume la vertu curative de ce chef-d’œuvre : “…But We Were Happy”.

Je sais que je me perds en conjectures théoriques pour tenter d’exprimer une sensation de béatitude et de clairvoyance que mes propos ne suffisent pas à synthétiser. Prefab Sprout est sans doute mon groupe favori, ou disons qu’il est celui qui éclaire le plus justement mon existence, celui qui colore le mieux mon expérience du temps qui passe, de la disparition, de la confusion et du vide. Paddy me console de la réalité, du résidu de vie dont nous nous contentons la plupart du temps. Mais il me fait surtout entrevoir au cœur de sa musique l’existence d’un monde fantastique : un univers parallèle animé  d’émotions de chaque instant, une spectacle impalpable mais si vivace qu’il ne peut qu’à chaque fois se rapprocher un peu plus de moi.

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