You’re Under Arrest est mon album préféré de Serge Gainsbourg et je ne dis pas ça juste par snobisme, il m’impressionnait déjà beaucoup quand mes sœurs se le passaient en boucle à sa sortie en 1987, et je l’ai redécouvert avec passion en récupérant leurs vinyles, des années plus tard. Je crois savoir que les gens n’aiment en général pas trop la discographie tardive de Gainsbourg, et bien sûr que Melody Nelson est objectivement plus “beau” que ces productions eighties encrassées d’effets qui à partir de Love On The Beat ont dû brutaliser les oreilles des fans. Cela n’empêche que You’re Under Arrest dégage une brume gris argenté qui m’a toujours fasciné, des vapeurs âcres de blues high-tech, comme de la fumée artificielle. C’est presque du Gainsbourg cyberpunk, ou du moins du Gainsbourg dystopique, qui embrasse les synthés et les boîtes à rythmes pour offrir une parure neuve à sa tristesse, mais qui se doute bien qu’ils vont aussi la corrompre.
Avec une équipe composée de Philippe Lerichomme, son directeur artistique/réalisateur depuis L’homme à la tête de chou en 1976, de Billy Rush et Gary Georgett, deux Américains adeptes d’un funk-rock sale quoique technophile, sans oublier l’indispensable Curtis King Jr aux chœurs et l’infatigable Dominique Blanc-Francard au mixage, l’auteur de “La Javanaise” va pendant plusieurs années décliner ce son si décrié, entre autres sur Charlotte For Ever, le premier album de sa fille Charlotte, alors adolescente, puis deux ans plus tard sur Made In China, qui sera le seul long format de sa compagne d’alors, Bambou. Comme Charlotte, Bambou n’a pas décidé elle-même de chanter, c’est Gainsbourg qui a tenu à la mettre derrière un micro. Ça s’entend, ça ne laisse planer aucune ambiguïté et c’est justement ce qui fait un des charmes de ce disque : la jeune femme chuchote souvent, son débit a quelque chose de presque scolaire, par moments elle chante carrément faux sans que rien n’essaie de le camoufler, on sent qu’elle ne croit qu’à moitié à ce qu’elle fait mais du coup elle exprime un truc très intime, on est touché par surprise, même si ça peut frôler par moments le voyeurisme audio. Sa voix se retrouve mixée très haut pour être audible, à tel point qu’elle semble évoluer dans un autre espace, isolée et protégée, sa performance relève plus d’une sorte d’acapella collé sur le reste, du voice over en surplomb. Et de fait, les pistes vocales de Made In China ont vraisemblablement été enregistrées seules, en bout de chaîne, à Paris, une fois les pistes instrumentales conçues dans un studio du New Jersey. “Serge était avec Bambou dans la cabine, il lui indiquait le rythme, la faisait parfois décomposer chaque phrase, presque mot à mot, ça pouvait être compliqué mais ça finissait par marcher”, se rappelle Philippe Cerboneschi, alias Zdar, aujourd’hui producteur très demandé et légende de la house française, mais alors tout jeune assistant de Dominique Blanc-Francard lors des sessions parisiennes au studio Plus XXX (pour l’anecdote, c’est pendant ces séances que Philippe rencontrerait le fils de Dominique, Hubert, avec lequel il formerait vite La Funk Mob, puis Cassius).
Derrière, ou tout autour, il y a ce son très présent et très artificiel des Américains, dont les critiques rock’n’roll de l’époque ont probablement dû dire qu’il était “toc et frime”, mais dont Gainsbourg extrait un romantisme et un spleen évidents même si l’on ne les voit pas tout de suite venir. Zdar explique qu’avec le recul, “cette couleur américaine n’était pas si typique de ce qui se faisait aux États-Unis : c’était tout le truc, Gainsbourg faisait passer un fantasme des States pour le vrai son des States ! Il bénéficiait du savoir-faire de Billy Rush, et de ses idées d’arrangements, mais en définitive c’était son style à lui qui s’imposait.” Je ne sais pas si d’autres figures françaises patrimoniales des années 60/70 ont aussi bien compris et aimé l’esprit de la musique eighties que Gainsbourg, et autant ignoré les discours des vieux briscards défenseurs de « l’authenticité » des moyens de production. Peut-être que lui seul en France pouvait saisir qu’à cet instant de l’histoire de la pop et des machines, les nouvelles technologies du fake lui offriraient mieux que n’importe quel orchestre l’occasion de chanter la solitude de l’époque, de plonger dans ce monde inondé d’une tristesse sans écho. Les basses slappées à tout va, les riffs poseurs, surlookés, les snares électroniques qui prennent toute la place, et surtout ces incessants reflets de claviers aux expressions figées par le MIDI : c’est un spectacle de fantômes, une contemplation mélancolique, un répertoire haut de gamme et dernier cri qu’on aurait vidé de toute l’énergie dont il serait soi disant dépositaire.
Si le résultat sonne si bien, si les chansons se montrent si justes dans leurs sentiments, c’est bien sûr parce que Gainsbourg est donc encore en 1989, soit deux ans avant sa mort, un compositeur et arrangeur sensationnel, capable de troublants changements d’accord, d’harmonies contre-intuitives, de jeux de textures dont il est le seul à avoir la recette. On s’en rend compte dès le premier morceau, qui porte le titre de l’album et transporte l’auditeur en moins d’une minute – tout ça sans vrai refrain – sur trois ou quatre zones fréquences émotionnelles distinctes, sans en faire trop non plus, puisque comme tous les experts de “l’art gainsbourien” vous le diront, celui-ci sait toujours rester simple et accessible, du moins en apparence. Les paroles graveleuses sont typiques de la période Gainsbarre : d’un ton ingénu, Bambou raconte une histoire de petite culotte made in China qu’elle “fait craquer” pour un homme. Son chéri lui écrit ailleurs sur l’album d’autres textes pas du tout 2019-compatibles : entre “Hey Mr Zippo”, “Quoi moi t’aimer tu rêves”, “How Much For Your Love” et “China Doll”, c’est un bon petit assortiment de ses habituelles blagues scabreuses, de sous-entendus méta-misogynes et d’allusions possiblement pédophiles, avec ici une spécialisation “stéréotypes colonialistes sur les femmes asiatiques”, bref sur ce coup-là Gainsbourg n’a pas fait semblant de vouloir faire chier Télérama et SOS Racisme. Mais il signe aussi des textes plus poétiques – “J’ai pleuré le Yang-tsé”, “Kowloon et Aberdeen”, “Entrelâme et l’amour” – et sur un titre, mon préféré, “Nuits de Chine”, il laisse même carrément la place à d’autres auteurs que lui, en l’occurrence Ernest Dumont et Ferdinand Louis Benech, des paroliers des années 20 certes morts depuis longtemps, mais quand même. Etrangement, c’est le seul morceau où Bambou a l’air à peu près à l’aise, sûrement d’abord parce que le texte ne la concerne pas directement, mais aussi parce que ses couplets sont plus récités que chantés, et qu’elle réussit à faire sonner le refrain comme une chansonnette pour enfants, drôle et émouvante.
Je disais plus haut que Made In China pouvait s’écouter comme un document sur l’intimité de Bambou et Gainsbourg, et sans me lancer dans une lecture biographique qui au fond ne m’intéresse pas plus que ça, j’irai jusqu’à dire que c’est un disque habité par leurs souffrances, communes ou non, par la nature de leur amour qu’on peut imaginer au minimum conflictuel, mais surtout par une empathie, un résonance mutuelle dans cette peine sans fond, qui devait peut-être leur permettre de transcender ces affres. Sur certaines chansons, la peine, le désespoir, la tragédie s’entendent si distinctement qu’on se demande si l’on devrait être en train d’écouter, mais on y devine aussi une tendresse incroyable, une compréhension inconditionnelle. C’est la musique de deux amoureux qui savent qu’ils se font du mal mais qui trouvent toujours de quoi faire vibrer leurs cœurs, malgré le carnage. On se demande même si Bambou, au fil des prises, ne s’approprie pas toujours un peu mieux les émotions que Gainsbourg a voulu déclencher en elles, les chantant encore plus loin, plus seule dans l’abîme, ses moyens limités se transformant alors en atout : sa voix sans technique et donc sans masque la rend totalement sincère, réelle. Philippe Zdar estime que que les mêmes morceaux donnés à une chanteuse plus “pro” auraient été des tubes et c’est en effet très probable que le public rebuté d’office par les lacunes de Bambou n’ait pas cherché à aimer ces chansons. Mais je pense néanmoins que c’est justement l’amateurisme de la jeune femme qui donne à Made In China toute sa beauté, son caractère si impudique, sa couleur si reconnaissable et si pleine de vie – pleine d’une vie de douleur, d’abandon et de larmes, mais pleine de vie quand même.
NB : J’aurais bien voulu que cet album soit l’ultime production musicale de la carrière du “grand Serge”, mais en fait non. En 1990 sortira un disque tout aussi poignant que Made In China, enregistré en Angleterre sans Billy Rush et qui sonne donc moins “toc et frime”, c’est Amours des Feintes de Jane Birkin. Ne me parlez pas de Tandem de Vanessa Paradis, je n’ai rien de spécial à lui reprocher, mais Gainsbourg n’y a écrit que les textes, pas les compositions.