Je connais très mal la musique colombienne, et pourtant, le dernier disque de Romperayo m’entête. Il éveille en moi une sensation d’étrangeté, une dé-familiarisation d’auditeur désemparé, donc stimulé. Victor Shklovsky, théoricien de la littérature russe, fabrique ce concept de « dé-familiarisation » au début du XXe siècle en montrant que l’art consiste en un décalage entre familiarité et altérité radicale. Premier exemple : Tolstoï fait parler un cheval. Deuxième exemple, plus contemporain : alors que, comme tous les matins, je bois une savoureuse Ricoré, je suis heurté par le fantôme de ma blancheur. Je ne comprends rien à la musique de Romperayo et c’est super. Ce dont je me délecte, c’est qu’en bon colon naviguant sous le pavillon Discogs, on me coupe l’herbe sous le pied : je ne suis pas capable ici de recoder ce que j’écoute dans un imaginaire exotique fantasmé. La musique de Romperayo prend la tradition musicale colombienne à rebrousse-poil et jongle avec les fossiles d’une tropicalité ressassée pour produire un psychédélisme post-post-colonial fait de samples facétieux et de devinettes sur l’avant-gardisme de la cumbia électronique de Quantic et l’éclectisme des sets de Gilles Peterson.
Romperayo, c’est un groupe de Bogotá formé autour de Pedro Ojeda, percussionniste et activiste-clé de la scène psyché-tropicale colombienne. Pedro bricole des rythmes têtus et un peu idiots depuis plus de quinze ans, avec des ensembles comme Los Pirañas, Ondatropica et Frente Cumbiero. Ce dernier disque, Que Jué, est sorti l’année dernière sur Souk, sous-label dédié aux expérimentations rythmiques de Discrepant, maison de disques anglaise qui s’évertue à sortir de la musique dissonante, singulière et désarçonnante. Revenons néanmoins à mes émois d’auditeur, à leurs apories. Ma première sensation est une surprise sonore, mais elle s’accompagne d’un malaise conceptuel : la difficulté pour moi de comprendre une tradition musicale métissée. Le tropicalisme acide de Romperayo est une forme de jeu à la fois drôle et tranchant dont le but est, comme le propose Walter Benjamin, de « refaire la conquête de la tradition, contre le conformisme qui est en train de la neutraliser », de s’emparer du répertoire folklorique colombien – et particulièrement de la cumbia – pour faire de la musique des vaincus (à savoir les esclaves noirs et les paysans blancs) une musique éclatante. Pourtant, ceux qui la jouent sont blancs, et les problèmes de clivages raciaux en Colombie sont loin d’être des détails. C’est là que la situation m’échappe : je veux tout hiérarchiser, répéter la domination raciale, alors qu’ici je suis face à une tradition musicale faite d’hybridations, dont l’histoire et la conflictualité font s’entrelacer le blanc, le noir et l’indigène. Je suis donc doublement décentré (un petit Européen, comme dirait Zaz), hors-territoire, séduit et charmé par une musique qui m’échappe, qui fait de la tradition elle-même un métissage des temps, entre passés non-achevés et futurs anticipés. Aparté : Je me rend compte que mon rapport au métissage, c’est cette Ricoré, ersatz de chicorée et de café, et que je n’aurais du coup sûrement jamais ma place comme programmateur chez FIP.
Voilà donc le répertoire d’émotions et de réflexions déclenchées à l’écoute de ce disque. Je trouve qu’il y a ici quelque chose de profondément psychédélique. L’introduction de samples mal élevés et le mixage brutal provoquent une altération de la sensation d’écoute qui fait surgir d’un ensemble de signifiants – qu’on pourrait croire bien ordonnés – un genre de bordel magique plein de désirs. De même que la musique avant-trad des groupes affiliés au label français Standard In-Fi met à mal nos hiérarchies musicales en Occident, fondées sur le refoulement de la tradition populaire et la folklorisation du patrimoine sonore, les expérimentations de Pedro Ojeda, faites de collages-collisions et de minimalisme drogué, me mettent dans une situation d’écoute délicieusement dérangeante, face à un Autre qui m’envahit, me berce et me surprend. Osez la Ricoré et la cumbia psyché ! Merci Tania pour tes commentaires, et merci Zaz.
Un commentaire
Un p’tit coté méridien brother. Bien vu les gars