J’ai du mal avec le nouvel album de Solange pour de multiples raisons et l’une d’entre elles, peut-être la principale, réside dans la teneur évanescente et fugace de sa matière sonore. Je ne dis pas que c’est obligatoire de jouer la carte du somptuaire, et je crois saisir son idée de modeler un environnement proche du rêve, du souvenir lointain, et je trouve que ça marche hyper bien par moments, mais sur la longueur de tout un album, avec en plus des interludes et des chansons pas toujours dingues, là ça me frustre, voire ça m’agace, et pour ne rien vous cacher à la sixième ou septième écoute j’ai fini par trouver le concept peu vertueux sur le plan de la relation-auditeur. Mais comme je sens que beaucoup de choses m’échappent dans When I Get Home, je vais tout de suite arrêter d’en parler, pour vous chanter les louanges d’un disque évoluant à peu près dans la même région – cette zone franche de la soul et du R&B arty, savant, quasi psychédélique –, mais qui pour le coup revendique à chaque seconde son droit à l’opulence.
King était d’abord un trio – formé de Paris et Amber Strother et de leur amie Anita Bias – lorsqu’elles ont sorti We Are King en 2016. Depuis l’an dernier, Anita est partie et j’espère juste que les deux sœurs vont bien finir par sortir un nouveau disque, même si on sait qu’avec elles il ne faut pas trop s’exciter sur les délais, puisqu’il s’était écoulé cinq ans entre leur premier EP et leur premier album. De toute façon, je crois que je n’ai pas encore épuisé les richesses de ce LP qui a connu un certain succès critique aux États-Unis, mais n’a presque pas touché la France. Il a pourtant passé son temps à m’épater depuis que je l’ai découvert, on dirait une sorte de train fantôme inversé, on est sans cesse surpris et rendu fou de joie par l’explosion d’une caisse claire, par un accord de claviers qui d’un coup détourne le cours d’une chanson, par des voix qui surgissent les unes autour des autres, par d’indécentes superpositions de couches et de nappes. C’est un voyage au pays des merveilles de la soul électronique, l’ambiance est magique au sens propre, on entend des objets apparaître, on voit des formes se dessiner, c’est l’art de la prestidigitation comme le pratiquait Prince, lorsqu’il ne se privait pas sur les effets et cultivait à fond la dimension “fête foraine” de son univers. Et ce n’est pas qu’un hasard si je fais cette comparaison, puisque les sœurs Strother viennent au départ de Minneapolis, et surtout Prince les a fait jouer, dès leurs débuts, en première partie de sa résidence de vingt et une dates à Los Angeles en 2011.
Si je parle de soul électronique, c’est parce qu’au-delà des voix, We Are King repose presque totalement sur des machines, en particulier sur des synthés qui s’en donnent à cœur joie et dont la patine mixte – pas franchement vintage, mais pas du tout 2016 non plus – offre aux chansons cette onctuosité et cette capacité à se dilater dont je parlais plus haut. Pas la peine de se donner bonne conscience en incorporant des instruments réels, mais surtout pourquoi ne pas laisser ces vibrations artificielles résonner sur l’ensemble de l’espace disponible ? Parce qu’il a aussi confiance en son écriture toute en circonvolutions qu’en l’amplitude permise par sa lutherie rétrofuturiste, We Are King sonne immédiatement comme un classique. La technologie n’y est pas employée pour sonner “dans son temps”, mais plutôt pour faire jaillir d’une sensibilité en crue les jus les plus purs, les plus étincelants.
L’un des meilleurs morceaux de l’album, “Supernatural”, parle des propriétés magiques de l’amour et Amber Strother commente elle-même le texte sur Genius en élargissant le champ du surnaturel à tout ce qui dans la vie peut donner tant de joie que l’on peine à y croire – “anything that makes you floating”. C’est fou parce que c’est pile l’effet que We Are King produit sur moi : une sensation d’être porté par l’euphorie, par une puissance physique générée par cet organisme sonore en expansion continue, malgré certaines variations de cadence. Cette cohérence s’explique du fait que l’intégralité des douze titres sont composés et produits par Paris Strother, qui a construit un monde d’un seul tenant, s’étendant avec indolence sur toute la longueur de l’album. Ce choix d’une couleur homogène, si spectaculaire soit-elle, est peut-être ce qui a empêché We Are King de pénétrer les charts et les playlists : on y reste toujours dans la même sphère hyper dense, dans ce monde fantasmé et addictif, sans le moindre tube un tant soit peu club, ni la moindre balade crossover ou featuring stratégique. Sûrement aussi qu’un groupe de trois femmes aux looks pas spécialement branchés, sortant qui plus est leur disque sur leur propre label indépendant, trouve moins facilement la clé du succès qu’une jeune et cool interprète signée par DJ Mustard – j’aime bien Ella Mai, hein, je ne me sers pas de son exemple pour l’incriminer.
C’est dommage, me dis-je trois ans après, car il me semble que les filles de King ne donnent pas non plus dans le R&B alternatif ou intello : l’insouciance, la simplicité, la fragilité, le plaisir du chant, la dramaqueenturgie inhérente au R&B adolescent des nineties s’entendent plus qu’à leur tour dans leurs morceaux. Mais elles y ajoutent le filtre de leurs ahurissants arrangements, ce filigrane sur-texturé qui tient à la fois de la stylisation et de la tendresse, et qui rend leur musique sans doute trop mûre, trop expérimentée, trop heureuse d’exercer son pouvoir magique. Cet album gorgé des joies et des épiphanies de toute une vie ne concurrencera jamais la soul psychédélique fragmentée de Solange, il pourrait même sembler ringard et naïf comparé à When I Get Home. Mais en ce qui me concerne, l’émerveillement qui l’habite et qu’il provoque tout à la fois fait de lui un objet à chérir sans pudeur.
Un commentaire
un classique ce disque.