Deux bandes originales qui pratiquent l’art de la noirceur impassible [archives journal]

AKIRA YAMAOKA Silent Hill 2
Konami / King, 2001
HOWARD SHORE Crash OST
Milan, 1996
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Il est, dans l’histoire de la musique de jeux vidéo et de l’animation japonaise, un segment consacré à l’ombre et destiné à illustrer divers degrés de la peur – tantôt profonde et persistante, tantôt plus incarnée. Il s’étend ainsi démesurément, et recèle de ces petits éclats sombres et envoûtants, en dépit de leur nature, ou disons de leur rôle quelque peu ingrat. Je ne fais pas mention ici de séquences ou de chapitres plus inquiétants ou plus tragiques d’œuvres généralement plus enjouées, mais bel et bien d’univers funestes dans leur entièreté. J’ai pu m’y heurter à maintes reprises. Parmi les troubles intérieurs de Motoko Kusanagi dans Ghost In The Shell, merveilleusement illustrés par Kenji Kawai, et à plus forte raison, la plupart des créations de Mamoru Oshii, notamment dans le second film Patlabor et Angel’s Egg, autres chefs-d’œuvre du réalisateur japonais. Les cauchemars anodins de Nintendo, et notamment les épisodes Majora’s Mask, Twilight Princess et A Link To The Past de la série Zelda. Les errements en territoire hostile et l’impression d’une solitude grandissante, que l’on ne pourrait contenir ou atténuer, dont la série des Metroid, ou celle des Castlevania, dans une moindre mesure, sont d’excellents exemples. Les représentations de la névrose, également, à la frontière de la démence, dans Perfect Blue et Paranoia Agent du regretté Satoshi Kon, Neon Genesis Evangelion, Death Note et Serial Experiments Lain. Les authentiques expériences horrifiques du jeu vidéo, en point d’orgue, celles dites du survival horror – foyer véritable de la peur dans l’industrie vidéoludique.

Il m’est arrivé, maintes fois, de pénétrer ces œuvres par le biais de leur musique, ou de me contenter, plus rarement, de l’unique dimension musicale, sans en faire l’expérience ; en en devinant le propos (les titres sont quelquefois très explicites) ou en m’y projetant d’une quelconque façon. Je n’ai vraiment aucun mal à écouter des soundtracks d’anime et de jeux vidéo, tant ils débordent d’expression et de générosité, tant il peut être grisant de décomposer peu à peu, et sans grande complexité, ces assemblages informes et réellement imposants (il y a généralement plus de cinquante titres, voire de cent titres dans certains cas). Je souhaiterais, par ailleurs, saluer le travail effectué par l’équipe de Shmuplations et de VGMdb, plateformes essentielles de la musique de jeux vidéo et de l’animation japonaise, dont je me suis servi mille fois pour y lire de précieux entretiens, y retrouver le nom et le rôle exacts des compositeurs (ils peuvent être plusieurs à signer une même bande originale, sans que cela ne soit précisé), les titres officiels d’œuvres non (ou mal) traduites, et l’historique des multiples versions non-officielles (mais plus complètes) de ces mêmes soundtracks.

Il n’est pas rare, dans le cas d’un anime ou d’un jeu vidéo japonais, que le son prenne le pas sur l’image, dynamise une scène, y soit irrémédiablement associé, et puisse pourtant se suffire à lui-même. Tout l’inverse, si j’en crois mon expérience, de la musique de films, dont je n’ai jamais pu apprécier ni la structure redondante, c’est-à-dire la reprise et la répétition d’un même motif, ni l’interdépendance avec l’objet qu’elle sert et dont il est difficile de la détacher. Je ne crois jamais m’être intéressé à un film en raison de sa musique, et dans l’autre sens, lorsque celle-ci m’avait plu lors du visionnage, l’écoute seule m’a souvent paru – à l’exception de certains cas – excessivement rébarbative et exigeait bien plus d’efforts de concentration (et donc de mauvaise volonté, et donc d’empressement) malgré leur courte durée. Bien entendu, je ne parle ni des bandes-originales apparentées à un genre, dans quel cas il s’agit ni plus ni moins d’un album de soul ou de jazz, ni de celles qui réuniraient des titres déjà existants, mais plutôt de tous ces essais orchestraux, instrumentaux, en support au langage cinématographique.

Si ce n’est l’expérience d’un ou deux titres de séries secondaires de Capcom, je ne suis entré que tardivement dans l’univers des survival horror. J’ai longtemps repoussé la tentative de m’y atteler, leur préférant de loin les JRPG et les jeux de plateforme, et me suis contenté, pendant des années, de l’unique extrait (« White Noiz ») que je possédais du soundtrack de Silent Hill 2, qu’un ami proche m’avait envoyé, l’air de rien (Melchor, si tu me lis, tu as toute ma reconnaissance). J’ignorais alors qu’il s’agissait du prologue du jeu, mais sa noirceur me faisait percevoir l’aspect – la profondeur surtout – de l’abîme qu’il représente. J’ai fini par me procurer la bande-son complète d’Akira Yamaoka, responsable de l’environnement sonore de la quasi-totalité des Silent Hill, et me suis attelé à la décomposer, elle aussi, à en extraire les éléments indésirables (car la musique qui sert à illustrer les aspects les plus narratifs du jeu, un mélange de rock alternatif et de metal goth, y est franchement assez pénible), jusqu’à n’en retenir que l’essence – un ensemble de variations dans le registre de l’ambient et de la musique bruitiste. L’écoute prolongée de ces titres – « A World of Madness », « Ordinary Vanity », « Prisonic Fairytale », « Block Mind », le plus audacieux « Heaven’s Night », « Noone Love You », parmi tant d’autres – m’ont incité à m’intéresser davantage, non au dark ambient ou au parcours de Yamaoka, dont j’ignore absolument tout, mais à l’univers seul de Silent Hill 2, et à en faire l’expérience.

Je ne vais pas divulguer les éléments de l’intrigue, mais à l’inverse d’un jeu Resident Evil, dont l’horreur est souvent plus ostentatoire (je ne dis pas du tout ça négativement, j’aime beaucoup les premiers Resident Evil, et les soundtracks renferment également de très belles pièces, en particulier le thème des salles de sauvegarde), et à la différence même des autres jeux Silent Hill (je ne parlerai même pas de son adaptation cinématographique, aussi déplorable que la plupart des adaptations de jeux vidéo au cinéma), dont l’histoire diffère, le deuxième épisode de la série, plus profond, plus subtil, et sans doute plus névrotique, occupe une place assez unique dans l’univers des jeux vidéo. Le joueur évolue dans la ville fictive de Silent Hill, typique de la Nouvelle-Angleterre, plongée dans une brume permanente, qui consisterait en la manifestation de l’état d’esprit du personnage principal, et les êtres que l’on y croise, l’incarnation de ses tourments et de ses vices. Plus l’on s’aventure (et plus l’on se perd) dans les profondeurs de Silent Hill, plus le protagoniste plonge dans son subconscient, de manière à faire face à la réalité qui l’aurait conduit à de tels accès de culpabilité. L’acheminement et les décisions prises au cours de l’expérience mènent dès lors à plusieurs issues, notamment à la rédemption ou au suicide.

Les premières impressions ressenties à l’écoute des compositions de Yamaoka, celles ne laissant qu’entrevoir le gouffre, n’en ont été que renforcées par l’expérience du jeu, et sa musique y a puisé une aura d’autant plus malsaine. Il y a de cette noirceur dans d’autres répertoires musicaux, que l’on pourrait qualifier de délétères et que je chéris tout particulièrement, mais il règne toujours, dans ce vaste ensemble, une forme de tension, de ruse, d’ironie, voire de romantisme ; une preuve de l’intention à laquelle on ne peut se soustraire, et qui fait que l’on ne peut lâcher prise. La musique de Silent Hill 2 – du moins, les éléments de musique ambient que j’évoquais plus tôt – conserve, à l’inverse, une sorte d’indifférence, d’impassibilité, du fait sans doute de sa froideur, pas seulement apparente, et de la distance qu’elle impose avec son sujet, avec l’auditeur lui-même. Elle laisse finalement peu de place à l’émotion et au jugement. A peine à l’introspection. Sa nature impassible nous ramène à une forme de sérénité, de sécurité – paradoxalement. Disons qu’elle daigne se laisser contempler sans ne rien entreprendre elle-même, sans volonté ni désir, et l’on cède volontiers à son empire.

J’ai éprouvé la même sensation pour certaines œuvres, et j’ai fini par m’interroger quant à leur caractéristique commune. J’y ai surtout été confronté lors de mon incursion dans le cinéma de David Cronenberg. Sa filmographie, ou du moins la révélation, la fascination qu’ont exercé certains éléments de sa filmographie (Dead Ringers et Crash, parmi mes films de chevet), y est semblable à l’attraction irrépressible du score de Silent Hill 2. Il y a surtout cette bande originale – l’une de celles que j’écoute inlassablement, et dont la répétition du motif ne m’importune pas mais participe, au contraire, à cet état magnétique – signée par Howard Shore pour Crash, pour laquelle le compositeur canadien est parvenu à imiter l’alliage retors imaginé par J. G. Ballard (la symphorophilie, autrement dit l’excitation sexuelle suscitée par un désastre, et le fétichisme lié aux accidents de la route) et adapté au cinéma par Cronenberg ; fait de tôle et d’acier, d’une lascivité et d’un érotisme glacés, d’une aura déconcertante, quasi extatique, et de la même expression de stupéfaction que porte James Spader du début à la fin (les personnages principaux des films de Cronenberg sont à peu près tous complètement dépassés par les événements et complètement ahuris, ça vaut autant pour James Woods, Christopher Walken et Jeremy Irons que John Cusack et Peter Weller).

Howard Shore s’est véritablement imposé à l’image et a produit une œuvre assez pesante pour y absorber tous ces éléments et n’exister que par elle-même. Pareillement à la musique de Silent Hill 2. Le seul lancement du thème principal, par la résonance, stridente et grave, des six guitares électriques, semble s’évertuer à rendre l’atmosphère suffocante, à faire abdiquer l’auditeur, mais sans en avoir pour autant l’intention. La même phrase musicale est reprise continuellement, variant subtilement d’un composant à un autre. « Mansfield Crash » y est, disons, plus métallique encore ; « Road Research Laboratory », d’une nature plus réservée, et d’un calme inquiétant ; de même que « Mirror Image », dont les harpes et les instruments à bois ne sont finalement que faux-semblants ; « Accident », « Chromium Bower » et « A Crushed Convertible », plus vertigineux qu’aucune autre, pareilles à des puits sans fond. Et il est particulièrement agréable de s’y abandonner tout entier, de baigner ainsi indéfiniment dans de l’ombre. Il y a, pour une part de la population plus qu’une autre, j’imagine, une sorte de satisfaction inattendue dans le fait de rester tapi dans une substance si épaisse, insensible et figé par le froid et la noirceur. Les bandes originales de Silent Hill 2 et de Crash sont en cela des objets rares, des anomalies, de celles qui surviennent par hasard et qu’il est vain de rechercher, car le plaisir qu’elles octroient provient justement de cette exception et du salut qu’elles consentent à accorder.

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