Joie de faire partagée : les écoles Freinet elles, elles ont ça !

PRENDS LE TEMPS D'ECOUTER
Lancepierre / Born Bad, 2023
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Musique Journal -   Joie de faire partagée : les écoles Freinet elles, elles ont ça !
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Il y a quatre ans, Sylvain Quément nous entretenait, dans le cadre d’une série consacrée aux musiques pour enfants, de diverses initiatives aventureuses lancées au milieu du siècle précédent dans le cadre de la pédagogie Freinet, notamment portées par la C.E.L. (Coopérative d’Enseignement Laïque) et l’ICEM (Institut Coopératif de l’École Moderne). En juin dernier, Radio Minus, Charlotte Sampling & Dispokino (soit Yassine de Vos, Tom Gagnaire, Raffael Dörig et Quément lui-même) réalisaient pour Lance-Pierre (collection issue de la collaboration entre Born Bad Records et la radio susmentionnée) un assemblage incroyablement minutieux de trésors chinés dans les archives de cet institut inséparable du nom des Freinet. Ce qu’on prend le temps d’écouter avec cet opus donc, c’est une saisie très intelligente de la variété et de la richesse follement revigorantes de morceaux réalisés avec des enfants dans une perspective encore aujourd’hui (hélas) en alternative ; un album-hymne à la joie de créer librement et ensemble, mais aussi aux possibles. Si Freinet ne vous dit rien, c’est qu’à l’heure du retour de l’uniforme, on nous fait oublier qu’il y a bien d’autres manières de faire école que celle qu’on nous présente comme la seule possible.

Parfait, le titre de cette compilation est aussi celui d’une chanson lui appartenant, parfaitement imparfaite, elle. La voix de Frédéric Chanu, enfant inconnu ici reconnu, y clame sans frein : « Une musique envahira ton coeur tout doucement et tu verras, le vie est belle ! » ; introduction, prophétie auto-réalisatrice. Pour comprendre où et comment jaillissent de telles pépites, il nous faut donc faire un mini-détour au pays de ceux qui tentent de réinventer le monde après la première guerre mondiale, guerre de l’absurde qui a conduit philosophiquement et artistiquement à toutes les déconstructions, à l’image du mouvement Dada, dont le manifeste écrit par Tristan Tzara en décembre 1918 dans la revue du même nom, finissait ainsi :

« …Liberté : DADA DADA DADA, hurlement des couleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences :

LA VIE. »

Et on aurait pu mettre cette citation en exergue de l’album, captation d’instants plus tardifs – entre 1962 et 1982 – mais tout aussi libres. En 1918, Tzara écrit ce manifeste, donc ; en 1922, Célestin et Elise Freinet partent du même constat de cette organisation du monde qui mène à des guerres toujours plus meurtrières qu’on nous vend comme rationnelles pour imaginer une autre école. Ça n’a l’air de rien, une école, mais c’est l’outil premier de toute construction idéologique d’une société. Pour les Freinet et tous ceux qui cherchaient alors et cherchent encore aujourd’hui à éduquer autrement, un autre monde plus humain passerait donc par une autre école. Dans la lignée de John Dewey et du mouvement de l’école émancipée, les Freinet vont construire leur pédagogie autour de l’expression libre des enfants.

Ils commenceront par l’écriture, le dessin. La création non dans la solitude mais le partage. On imprime, on correspond. Cette idée centrale du collectif, de l’expression pour et avec les autres se traduit aussi institutionnellement : on décide ensemble, on échange les idées comme on échange les créations ; on lit, on regarde, on écoute, on pense, on s’exprime, on s’écoute, on crée, on invente, on re-crée… On se nourrit les uns des autres. Une chaîne vertueuse, inaliénable, puisqu’il ne s’agit jamais de se conformer, de suivre un modèle, de cocher des cases, mais de porter sa voix singulière dans l’écho des autres. C’est exigeant, difficile et ça paraît pourtant si simple.

Cet album est un témoignage de pratiques qui ont aujourd’hui encore lieu, dans l’éducation populaire et ce mouvement de l’École Moderne, encore vivant grâce à de belles âmes, envers et contre tout. Et ça donne du bon son ; on pourrait y voir quelque chose de l’art brut, et puis pas du tout. Certains morceaux pourraient être qualifiés d’expérimentaux, lorsqu’on entend par exemple « les monstres » dont le sous titre est un programme bien obscur : « jeu ramatique dansé », captation du club de danse de l’école. Effectivement, on les entend ces monstres qui meuglent des sons humains caverneux, inintelligibles au rythme des percussions et des cloches… Monstres des alpages, transe de la transhumance. Ou encore « Hiroshima », où le titre annonce le programme du drame qui se joue en cordes et cris et réverbérations étranges, fracas atomiques… Le qualificatif de « musique expérimentale » peut sonner savant, élitiste, du grand n’importe quoi ou au contraire quelque chose de très simple, de l’ordre de la simple expérience – qu’est-ce-qui se passe si je fais cela ? –, selon où l’on se situe. Ainsi, si cet adjectif a un sens ici, c’est celui de la tentative en train de se faire et non comme un genre à proprement parler.

On est d’ailleurs parfois dans la pop bien tradi, comme ce « Laissez-moi rêver » aux échos de Poppies – avec ces paroles premier degré et troisième œil : « Laissez-moi rêver à une vie nouvelle / Laissez-moi la créer face à moi-même » – ou la très courte ritournelle folk à la gratte « L’enfant de la liberté ». On notera d’ailleurs la récurrence du champ lexical de la liberté : il n’en faudrait pas beaucoup plus pour croire que quand on s’exprime librement, on veut parler de liberté, de là à conclure qu’en s’émancipant, on cherche à émanciper… Parfois la musique est sophistiquée, construite, élaborée, on visualise presque la partition (« Ariel et guitare ») ; à d’autres moments l’instinct et la rudimentarité semblent prendre le dessus. Pourtant, on sent toujours la joie de la trouvaille, du riff, du son qui sonne et peu importe par quel moyen. Dans ces moments plus pop, l’album évoque une production élaborée de manière similaire, rassemblée sous le titre Innnocence and despair de The Langley schools Music Project : on y entend des perles de voix d’enfants à crever le cour dans ce projet mené par Hans Fenger, un musicien vancouverois embauché comme professeur de musique dans une école élémentaire de Langley au milieu des années 70, qui détestait la manière dont on enseignait la musique et dont on considérait les enfants comme des sous-personnes. Comme cette ballade, C’était l’histoire, toute simple avec une voix sans artifice, quelque chose au coin du feu de camp, de cheminée, feu de paille, feu follet.

Ici, les langues charrient les sons et éclatent le sens : allemand, français ou idiomes inventés, renversés, qu’importe. Tout s’horizontalise et les voix sont des instruments comme les autres, des oiseaux presque (« L’oiseau Rare ») … On sent en fait qu’iels ont pu tout se permettre, ces filles et garçons, qu’il ne s’agissait pas d’être originaux mais plutôt de chercher son truc ; on sent, tout au long de ces morceaux, les singularités créatrices, l’écoute attentive des camarades, l’éclosion de ces « je » au sein d’un large spectre ; pour cela, il a fallu l’attention de toustes, évidemment. Ce que l’on perçoit à chaque fois, c’est le processus d’un collectif, que l’on peut sans peine imaginer – un saut dans le vide, des retours, « refais-ça j’aimais bien », « non, mais là moins fort ! » ou « allez, on recommence » – ; dans cette absolue non-recherche du plaire, du convenir, dans cette envie totale et commune d’expression et de jeu, tant de frissons, je vous jure. Prends le temps d’écouter, c’est un traité de poétique politique pour oreilles grand ouvertes, qui ne cherchent pas de réponses toutes faites.

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