Ce n’est pas simple d’écrire des choses intéressantes sur Sade et sur la manière qu’elle a de dialoguer avec le cœur de ses auditeurs ; c’est déjà délicat de choisir un album dans sa discographie puisque les quatre premiers, sortis entre 84 et 92, sont fabriqués à peu près dans les mêmes matériaux, et même si les deux derniers, sortis en 2000 (Lovers Rock) et 2010 (Soldier of Love), se détachent de ce qui peut être perçu comme du « classic Sade », la voix de la chanteuse n’a elle pas tellement changé. Cette présence évolue, certes, mais elle trouble toujours de la même façon, en offrant ce mélange de pudeur et d’impudeur, de dignité et d’abandon, d’élan et de désespoir, qui fait de Sade Adu et de ses musiciens (on rappelle que techniquement Sade est le nom du groupe qu’ils forment ensemble) une entité tellement à part dans la pop, et donc tellement influente.
J’ai fini par choisir Stronger Than Pride pour différentes raisons. La première n’est pas musicale : c’est que j’adore sa pochette, et les pochettes de trois de ses singles, avec ces portraits où Adu apparaît sous un visage moins chic et rétro qu’auparavant. Ce n’est plus la diva rendue inaccessible par le glamour qui l’entourait jusqu’alors. Sur la photo du maxi de « Paradise » où elle sourit d’un air presque déluré, en 501 mais les épaules nues, ses genoux repliés sur sa poitrine, un chapeau de paille sur la tête. J’aime aussi beaucoup le travail de typographie sur le titre, je ne sais pas comment on appelle ce genre de lettrage, mais ça me rappelle ceux utilisés sur les artworks des premiers disques de Plastikman. La seconde raison, c’est que si vous lisez souvent Musique Journal vous aurez peut-être compris que j’ai un faible pour le son de la fin des années 80 et la patine – confortable mais pas tout à fait chaude, hautement digitale, aux frontières de l’hyperréalité – que beaucoup de musique de cette époque a prise avec le passage du temps. La troisième, c’est que cet album contient peut-être moins de tubes que les deux précédents – Diamond Life et Promise –, et plus précisément qu’il se présente sans doute un peu plus comme un disque « à vibe », avec un climat précis qui flotte d’un bout à l’autre, qu’un album mené par des chansons particulièrement fortes, même si bien sûr la « vibe Sade », jazzy, mélancolique et pseudo-distanciée, existait déjà bel et bien avant. Mais sur Stronger Than Pride, cette couleur est affinée et, comme le dit Brad Nelson dans un texte excellent qu’il a écrit pour Pitchfork, ménagée d’espaces, voire de ce negative space qui caractérise le dub. La quatrième raison, c’est que les singles extraits du LP ont donné lieu à des faces B assez curieuses, sur lesquelles je vais revenir plus bas.
Le morceau qui ouvre l’album, « Love Is Stronger Than Pride », expose d’emblée cette approche « réductionniste » en donnant l’impression de ne laisser jaillir que de rares extraits concentrés d’une mélodie et d’une émotion trop brûlantes pour être exprimées entièrement. Ce qui donne un climat de faux apaisement, agrémenté d’étranges sons de synthé MIDI – des flûtes de Pan artificielles qui à certains moments ressemblent à des petits chiens qui aboient, avec un léger contretemps, c’est curieux et génial d’avoir ces effets un peu loufoques au milieu d’un paysage aussi épuré. Les paroles donnent le ton de ce qui va être chanté dans la plupart des morceaux : l’amour est plus fort que l’orgueil, le sentiment amoureux est un abandon de soi, on se livre à l’autre (« Give it it up, give it all », « Surrender your love ») avec tout ce que cela implique d’indécent, de choses secrètes dévoilées, et d’espoir insensé que cela durera pour toujours, que cette fusion de nos cœurs nous portera jusqu’à la mort (je le dis mal mais dans les faits, ce feeling m’émeut énormément, à titre intime mais aussi par empathie).
Les deux titres suivants, les singles « Paradise » et « Nothing Can Come Between Us », remettent un peu de chair dans les espaces et s’inscrivent dans la suite logique du groove élégant qui a fait le succès de Sade, en le modernisant un peu. Mais là aussi, il y a cette intimité extrême, presque monstrueuse – au sens où elle n’est pas explicable, pas montrable – derrière le papier glacé : « We’ll never learn the meaning of it all/What we have is strong and tender/All I want is you to know that/It’s strong still, can’t pull us apart ». Puis arrive alors « Haunt Me », une balade assez humble, peu arrangée, juste un piano, une guitare et quelques cordes discrètes, et des textes où Sade dit vouloir être hantée dans ses rêves par la personne qu’elle aime. Comme dans certaines chansons du répertoire américain d’avant l’ère pop-rock, et donc dans le jazz, à Vegas ou dans le cabaret, l’expérience amoureuse est décrite comme un empoisonnement volontaire, une quête de la perte de l’ego par intoxication, mais chez Sade on a un peu de mal à imaginer ça comme une torture réellement vécue. Non qu’elle soit insensible ou égocentrée, au contraire. Ce que je veux dire, même si je ne dois pas être le premier à en faire l’hypothèse, c’est que ce que chante Adu ne correspond peut-être pas toujours à sa réalité personnelle, à ce qu’elle ressent elle-même, mais qu’en revanche elle est totalement, profondément dévouée au fait de chanter l’amour et ses tourments. Elle est pour ainsi dire amoureuse des love songs, et même d’une certaine manière éprise de l’amour lui-même, avec ses ténèbres et ses déserts. Elle se sait douée pour se faire le véhicule de l’affliction, des pâmoisons, des vides et des plénitudes qui traversent l’existence des individus, qu’ils soient effectivement amoureux ou juste à l’écoute des mouvements de leur cœur. Elle parvient à toucher ces moments indistincts, pas forcément intenses, mais mémorables, que l’on expérimente même lorsqu’on éprouve quelque chose d’intransitif, qu’on se sent simplement poussé par le désir et l’aventure, enjoué mais incertain, sans but précis – c’est que j’entends par exemple dans « Keep Looking ».
Ce terrain de l’amour est donc le champ d’expression de Sade, c’est là qu’elle y prend ses plus beaux reflets, et que sa voix s’épanouit le mieux, c’est derrière cet apparent détachement de la diva de piano-bar qu’elle la laisse se casser tendrement dans certaines fins de phrases – dans « Haunt Me », ou « Give It Up », par exemple, où c’est poignant. Extrêmement fière mais absolument vulnérable, c’est comme ça qu’elle décide d’avancer dans ses chansons : elle révèle tout, pratique le potlatch des sentiments, parce qu’elle est convaincue qu’elle recevra d’autant plus de force en échange, et qu’elle pourra nous en donner au passage. C’est de la musique destinée à celles et ceux qui ont connu ne serait-ce qu’une fois cet état où l’on est à la fois euphorique et terrorisé, on l’on croit à tout et qu’en même temps, on sent que tout peut s’écrouler d’une seconde à l’autre. C’est cette sombre excitation, ce doute tragique mais sublime qui pour moi définit Sade, malgré ses abords sereins, réconfortants. D’ailleurs ses chansons conservent de fait cette capacité à rassurer, à prévenir la catastrophe – c’est très palpable en particulier dans « Clean Heart » et dans l’avant-dernière chanson, « I’d Never Thought I’d See the Day » – même si jamais elles n’en réfutent l’existence.
Je vous disais que c’était délicat d’exprimer tout ce qu’on peut éprouver en écoutant Sade et j’en viens à me convaincre que ça mériterait l’intervention d’un chercheur en littérature spécialiste de la poésie baroque ou que sais-je. Je me dis aussi que je devrais davantage prêter attention à ce qui se dit dans les chansons d’amour que j’écoute. Ce qui me touche, en tout cas, c’est que Sade, cette espèce de beauté statuaire aux tenues si impeccables, toute en dignité et en courtoisie, est pourtant à ma connaissance la meilleure interprète de ces sentiments si profonds, si enfouis qu’ils peuvent nous dévaster pour toujours lorsqu’ils s’offrent à l’âme d’un ou d’une autre. Cette femme qu’on a souvent résumée à une espèce de mannequin chanteuse, fétichisée par beaucoup, est en réalité la pythie de ce qu’il y a de plus obscène et de plus inavouable, mais surtout de plus extatique dans la fusion amoureuse. Sa voix et ses chansons m’ont fait penser à une réplique que j’ai entendue dans une série télé, et qui a résonné en moi depuis. C’était dans Sous le soleil, désolé pour les références, mais on ne choisit pas toujours ce qui nous touche : le personnage de Laure, la douce pédiatre aux yeux clairs, essaie dans tout l’épisode de voir et de parler à Benjamin, son mari récemment revenu d’un voyage en mer qui, pour des raisons que j’ai oubliées, se montre très fuyant, voire l’ignore carrément. Elle finit par le retrouver sur son bateau et lui demande pourquoi il l’évite ainsi, mais elle montre moins de la colère et du ressentiment que de la confusion, voire de la honte, comme de la tristesse de ne pas être entendue. Elle lui avoue, elle qui a déjà la trentaine, qu’elle se sent comme une collégienne qui veut à tout prix croiser son crush dans les couloirs, que c’est un peu ridicule pour elle de vivre ça mais qu’elle n’y peut rien. Ça m’a ému d’entendre ça, parce que je crois que c’est ce pouvoir qu’à l’amour de transformer des sujets a priori solides en êtres vulnérables et dépendants qui traverse selon moi les textes de Sade, et d’autres grandes chansons d’amour. Je sais que c’est un sujet déjà largement creusé par des gens plus compétents que moi, mais ça n’empêche que je voulais quand même l’écrire ici, à ce sujet précis.
Il faut maintenant évoquer l’existence, comme je l’ai fait avec Voulzy la semaine dernière, de ces superbes faces B sorties à l’époque de Stronger Than Pride. Il y a avant tout « Make Some Room (Extended Mix) », qui est le secret plus tout à fait si bien gardé des amateurs de early house (c’est Hervé Loncan, alias @noblazoblij qui m’a fait découvrir le track) avec sa 303 soft et ses synthés à la Larry Heard, où la voix de Sade ne s’entend pas tout de suite, et surtout seulement par bribes murmurées, un peu comme sur « Crackdown » de Psyche/Carl Craig. Il y a aussi « Super Bien Total », dont j’ai espéré avant de l’écouter qu’Adu y chanterait des textes dans la langue de Molière, mais non, en fait ce titre français s’explique parce qu’une partie des sessions de Stronger Than Pride a eu lieu au studio Miraval dans le Var (sur un domaine depuis racheté par l’ex-couple Angelina Jolie/Brad Pitt, qui ont fait construire autre chose dans la fermette où avait été initialement installé le studio) ainsi qu’au studio Marcadet à Paris (le reste de l’enregistrement, c’était à Compass, mais sans Sly & Robbie ni Badarou, ne rêvons pas). Le morceau, dont le titre doit donc être une petite private joke d’ingés son bien de chez nous, est là aussi instrumental et déroule ce feeling jazzy light qui faisait un tabac à l’époque. Ce sont en tout cas deux faces B plutôt risquées pour des artistes signés en major qui écoulaient des millions de disques, mais qui apparemment pouvaient se le permettre.
Je voulais pour finir parler de l’influence énorme que les disques de Sade ont exercée sur tout un pan de la production musicale depuis les années 80. On sait qu’après avoir été longtemps (et injustement) méprisée par la critique (en France, d’ailleurs, j’aimerais pouvoir mater les archives pour savoir ce qu’en disaient les mags spécialisés ou la presse généraliste, même si je crois déjà me souvenir que Didier Lestrade en disait du bien dans sa colonne soul pour Libé), Sade est aujourd’hui une petite légende. On sent que son mood ambivalent (mi-caressant mi-vertigineux, mi-doux mi-grave) a beaucoup nourri les créations de certains artistes des années 2010 (je pense en vrac à Inc., à Toro Y Moi, voire à The XX), mais aussi favorisé le retour d’une certaine deep house naïve du début des années 90, elle-même presque directement influencée par Stronger Than Pride ou Love Deluxe ; et c’est bien sûr sans parler de l’influence sur ses contemporains de la seconde moitié des eighties : au delà des Style Council, EBTG, Working Week ou Linda Di Franco (merveilleuse Italienne produite par Don Was), c’est toute la musique d’ambiance de l’époque qui a été marquée par les disques du groupe anglais (des bandes sons érosoft M6 aux jingles télé en passant par France Info la nuit).
Mais il faut aussi dire que dans la musique afro-américaine, Sade n’a jamais cessé d’être un monument. Elle a été remixée par les Neptunes et c’est trop beau, tout simple, pour le coup je ne sais pas comment Pharrell s’y est pris pour rester modeste mais il s’est vraiment mis au service du titre original. Mais elle a aussi carrément été, en 2010, mise au centre de tout un projet d’un rappeur de la Bay, Droop-E, qui en plus d’être fan de la Britannique a la particularité d’être à ma connaissance le seul « fils de » du rap ricain puisque son père est l’inénarrable E40. Sur cette mixtape, le jeune homme ne se sert que de samples de classiques d’Adu et ses comparses, et il faut avouer que ça donne vraiment bien, il y a même une plage instrumentale assez chanmé, sur laquelle il ne manquerait plus qu’une petite pulsation juke/footwork pour déchaîner les foules (mais ça doit déjà exister, je présume).
Pour terminer je vous recommande sans la moindre hésitation un titre R&B qui s’appelle juste « Sade », signé par le groupe Dirty-Money (monté par Diddy, avec Dawn Richards), et qui se trouve être un de mes tracks favoris de la décennie 2010 et que je serais bien jouasse d’entendre très fort en club quand on sera déconfiné. Il est extrait d’une mixtape elle-même pas mal du tout, avec Justin Timberlake et Lil Wayne sur un titre, ça fait largement l’affaire dans la catégorie « lost classics » du genre. Mais vous avez peut-être d’abord envie de laisser tomber votre cœur dans les abîmes veloutées de Sade, de sa voix et de son orgueil si magnifiquement déchu.
6 commentaires
Il me semble que le lien vers les pochettes de Plastikman n’est pas le bon…
ah oui merci ! je viens de corriger !
Bonjour Etienne, merci beaucoup pour ton papier qui va me replonger dans l’oeuvre de Sade. Attention pour les influences que tu cites, à part Di Franco. Premier album Sade : 1984, or Working Week s’est formé en 1983, EBTG a émergé en 84 aussi (avec Eden) mais Tracey Thorn/Marine Girls (1982) et Ben Watt (1983) avaient déjà de la bouteille. Quant à Style Council, le premier opus date de 1983, donc je dirais plutôt que Sade s’est intégré à ce groupe « jazzy pop » avec jeu d’influences de chacun des artistes sur les autres… Mais c’est un détail.
Hervé
Bonjour Hervé, tu as raison, à vrai dire je savais bien que je n’étais pas tout à fait exact en écrivant ça, et j’espérais non sans arrogance que personne n’allait me reprendre, mais tant mieux si des lecteurs peuvent m’aider à dire moins de conneries. D’ailleurs on m’a aussi signalé que c’était un peu n’importe quoi de parler de synthés MIDI, en fait les sons que je désigne par ce terme ne sont en général pas tellement liés à cette technologie 🙂 Mais bref je vais reformuler tout ça, merci beaucoup !
Je t’en prie, en revanche j’aime beaucoup tes références très émouvantes au thème de l’amour dans son oeuvre. Je ne m’attendais pas à juger des disques de Sade sous cet angle, avec tes propres filtres ! Tu as titillé ma curiosité ! Il y a une telle distanciation entre cette image figée/glamour qu’elle a laissé chez de nombreux auditeurs et cet appel à l’amour que c’en est une incitation évidente à réécouter et réévaluer son oeuvre… Merci encore pour cette évocation. Hervé
Madeleine que ce remix de Side by side, un de mes premiers téléchargements Kazaa, mais je regrette presque l’effet de mauvaise compression MP3 proche d’un flanger qui projetait le morceau vers ce que ferait Arca aujourd’hui.