Le désarmant r’n’b bucolique de Charlene Keys, aka Tweet

Tweet & Missy Elliott Somebody Else Will
Entertainment One, 2016
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Musique Journal -   Le désarmant r’n’b bucolique de Charlene Keys, aka Tweet
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Chèr·es lectrices et lecteurs, bonjour ! Pour sortir du tunnel périphérique musical dans lequel je me suis plongé sur la fin 2022 (certains médisants diront que ça remonte à plus loin), je me disais qu’aujourd’hui, je pourrais peut-être renouer avec un procédé assez peu usité – occurence : 1 ; mais quelle occurence, en même temps ! – depuis ma prise de position chez Musique Journal, à savoir m’intéresser à une unique chanson. Oui, je dis bien « chanson » dans son acception la plus partagée – avec des paroles, une structure sensible, des progressions harmoniques et une mélodie qui rentre dans la tête pour en sortir plus ou moins difficilement. De la pop quoi, et du genre bien saturée en saccharose.

J’ai découvert Tweet durant mon adolescence, vers 17-18 ans, par le biais d’un morceau d’Hudson Mohawke samplant de manière assez coquine son tube interstellaire « Oops (Oh My)« , extrait de son album Southern Hummingbird sorti en 2002. Je crois même que la première fois que j’ai entendu cette réappropriation pas mal réussie, c’était lors de la Warp/Ed, une soirée conjointe des labels Warp et Ed Banger à la Grand Halle de la Villette, en 2009. Vous pouvez juger, je me juge moi-même très fort, mais bon, la jeunesse est la jeunesse, et j’ai pu au moins, à cette occasion, découvrir le Hud’Mo précédemment cité ou encore Clark, ce qui n’est pas rien.

Le saisissement a été immédiat, et j’ai poncé ces deux morceaux jusqu’à plus soif avec les copains ; écoute après écoute, en mode fiesta ou fugace, ils devenaient plus évidents et intégraient la géographie mouvante de mes archipels esthétiques. Certaines expérimentations électroniques de mon époque prenaient un peu plus sens : l’audace et l’influence de l’œuvre de Timbaland par exemple, que je connaissais déjà mais de manière plutôt passive, comme un ado qui écoute les tubes à la mode, devenait évidente. Le rap et le r’n’b se dévoilaient donc comme musiques à la fois pantagruéliques, expansionnistes et possiblement expérimentales, possédant elles-aussi leurs « marges » – la pyrotechnie futuriste et spectaculaire de l’Écossais Hudson Mohawke, un pied dans le hardcore continuum, l’autre dans un hip-hop ricain de la 11e dimension, me le confirmait.

Quelques années plus tard (en 2016), et alors que je me trouve au mitan de ma vingtaine, Tweet – de son vrai nom Charlene Keys – sort un nouvel album, magnifique, sobrement intitulé Charlene. Le premier extrait que j’en entend, « Somebody Else Will » (encore une fois en featuring avec sa pote Missy Elliott, comme sur « Oops (Oh My) »), me bouleverse complètement. Celle qui n’avait été que la voix un peu anecdotique de deux chouettes morceaux de mon adolescence prend alors toute sa place, s’incarne et me conquiert. En creusant un peu, je capte sa puissance : Tweet commence sa carrière au sein du groupe Sugah et du crew Swing Mob, où elle travaille avec les gars de Jodeci et Timbaland entre autre, mais aussi avec Melissa « Missy » Elliott et son groupe Sista. Une seule trace de cette époque bénie : Da Bassment Demo Tape, sorte de condensé (promotionnel) de toute la dinguerie de cette team sortie en 1994 – et introuvable IRL, évidemment –, parfaite dans sa ruffness et que je vous conseille fortement.

Je n’écouterai Charlene dans son entièreté que bien plus tard – en 2022, en fait –, ce qui est vraiment très étrange, a posteriori. En fait, je pense qu’inconsciemment je ne voulais pas qu’un album médiocre vienne me gâcher la merveille qu’est « Somebody Else Will » – ce qui est plutôt con, parce qu’il peut très bien y avoir une chanson super sur un album nul ; mais bon, l’attachement au format album à la vie dure chez ceux qui ont connu le CD (ne parlons même pas du vinyle), même sa queue de comète. Bref là aussi, je vous conseille à nouveau – voire vous implore – de vraiment prendre le temps de l’écouter en entier, c’est une perle douce-amère très bien orchestrée et réalisée, un apex de la classe, tirant souvent vers la soul « coin du feu », avec des parties de guitare folles assumées par Tweet elle-même. Il y a un peu le même feeling qu’avec Sugah parfois, mais en plus intimiste et moins Timbaland, aussi.

Mais revenons donc à « Somebody Else Will ». D’abord un sample de cordes et piano assez court, chargé en mélancolie, qui englobe tout ce qui existe et inonde le cœur. Puis Missy qui amorce et nous prépare sans effusion à ce qui va suivre, intelligente dans son économie. Vient alors la rythmique, efficace et ergonomique, swinguant autant avec ce qu’elle amène qu’avec ce qu’elle retient, et quasi-simultanément,Tweet démarre. La symbiose, la fluidité entre ces deux derniers éléments est immédiate, et il se loge dans cette interaction quelque chose de bucolique, une sincérité spontanée et sculptée donnant à la chanson une force quasi-magique.

Les paroles, simples et touchantes, augmentent cette sensation : une amoureuse sent l’amour s’étioler, tente de saisir le problème à bras le corps et dit finalement avec simplicité cette situation banale. C’est la vie, j’avance, je ne vais pas me démolir pour toi, bye. La production, très léchée et très américaine, propose une alternative à l’artificialité poussée à l’extrême de Timbaland : c’est une douceur intense et irréelle, quand même très hip-hop, donnant forme à une image (c’est du son mais vous voyez l’histoire) d’Épinal moderne, où se déploie une romance archétypale mais sans archaïsme, se nourrissant de problématiques atemporelles et actuelles. Alicia Keys a très bien fait ça (et doit toujours bien le faire, mais je suis pas trop son actu) mais d’une manière plus « je suis une VRAIE zikos, vous savez ? », alors que Charlene garde toujours un côté clinquant et soyeux dans son r’n’b, ce qui me charme mille fois plus.

La chanson est assez classique dans son déroulement – couplet / refrain, avec la troisième occurence du chorus sous forme responsoriale. La performance de Charlene n’en reste pas moins poignante : ses placements sont toujours élégants, ancrés dans une rythmicité et un lyrisme subtils. Elle ne donne jamais l’impression de forcer la chose, et le tout est complété par des chœurs épiques. Une bonne chanson reste une bonne chanson, et c’est ce qu’est « Somebody Else Will ». Elle n’est cependant pas extraordinaire, et rien que sur l’album, d’autres titres sont bien plus marquants – genre « Priceless », OMG. Il y a bien évidemment mon rapport personnel à cette chanson, le fait qu’elle ait été pendant longtemps une singularité sans album auquel la rattacher ; mais aussi quelque chose d’autre, plus nébuleux, qui m’émeut au plus haut point, et sur lequel je n’ai pas tout de suite réussi à mettre le doigt.

Outre la prouesse d’avoir réussi à mettre un sentiment en sons, c’est une partie spécifique de ce morceau, à savoir sa fin, qui m’amène à le réécouter sans cesse. Dans ce final crépusculaire (ou solaire, c’est au choix), Tweet n’est plus accompagnée que de sa guitare, chante d’une voix si douce et gracile qu’elle semble s’adresser à chacun des auditeurs – mais aussi à cet amour indécis – pour finalement s’éteindre avec subtilité. Il n’y a pas à épiloguer là-dessus, c’est juste un moment de beauté dont faire la dissection serait vain. Cette clôture, justement parce qu’elle est d’une simplicité déconcertante, est l’une des plus belles qu’il m’ait été donné d’écouter, et je pèse mes mots.

Ce qui me plaît par dessus tout c’est qu’après ça, tout ce qui a précédé prend une autre ampleur, devient à chaque nouvelle écoute – parce qu’il est impossible, pour moi en tout cas, de ne pas vouloir la remettre, encore et encore – plus poignant. Pas mal de chansons font ça, ce procédé de la variation tardive est même super banal, mais ici ça prend la forme d’un chant du cygne imparable qui me foudroie à chaque fois. Après c’est peut-être juste parce que j’en écoute de moins en moins, des chansons, que cette sensation intrinsèquement liée à la pop m’est si chère.

Voilà, je suis très heureux de vous avoir partagé une de mes chansons préférées, qui n’est pas si obscure que ça, même si l’album de Tweet n’a pas non plus pété tout les scores. Et si on récapitule les réfs que j’ai citées dans cet article, je vous ai mis que de la pure came, j’aimerais trop être à votre place si vous n’en connaissiez aucune, parce que là vous êtes parti sur un ride classy et sexy af, hydratez-vous surtout !

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