J’étais à Toulouse ce weekend, à la médiathèque Cabanis. Plus exactement je suis allé dans les réserves de cet établissement, pour fouiller les bacs de CD en passe d’être pilonnés, à la recherche de trucs intéressants et pourquoi pas incroyables. Je reviendrai bientôt sur ce projet de digging du patrimoine, qui fera l’objet d’une séance d’écoute en avril à Cabanis. Mais en attendant je voulais déjà vous faire partager ma joie d’avoir, samedi après-midi vers 17 heures, découvert au milieu de ces réserves une chanson qui m’a mis dans tous mes états. A priori je ne la mettrai pas dans ma sélection puisqu’elle est relativement connue et qu’elle vient d’une récente anthologie sortie chez Ace, gros label britannique de rééditions, consacrée à la chanteuse Gillian Hills.
Gillian Hills est une jeune femme connue dans les sixties en France pour avoir été également actrice et dont les 45 tours avaient rencontré un certain succès à l’époque des yéyés. Dans l’ensemble son travail ne me parle pas trop, j’ai toujours eu du mal à rentrer dans le délire novelty, cha-cha, plus ou moins théâtral qui caractérise l’esthétique de ces années-là. En revanche, la surprise que j’ai eue en écoutant le CD, c’est que contre toute attente Gillian n’a aucun accent, ou alors un tout petit peu dans ses premiers morceaux, mais après plus du tout. Sur le plan linguistique on peut donc la féliciter, même si son aisance s’explique par le fait qu’elle a passé plusieurs années de son enfance à Nice et une bonne partie de sa vie adulte à Paris. Après sur le plan musical, là, disons que ce bilinguisme parfait est plus étonnant, au sens où je ne sais pas si ses producteurs avaient prévu que disparaisse son espèce d’exotisme d’outre-Manche, mais bref, passons.
Le titre miraculeux dont je veux parler aujourd’hui et qui se distingue si violemment du reste du répertoire de Gillian Hills s’appelle « Rentre sans moi » et c’est une reprise des Zombies. Du fameux groupe anglais, je dois avouer que je connais surtout leur classique Odessey and Oracle et moins bien leur première période, dont vient donc la chanson ici réadaptée par Gillian (avec le parolier Gilles Thibaut, la songwriteuse Malou René et l’orchestre de Gérard Hugé). Je dois aussi faire un autre aveu, c’est qu’en en écoutant l’original, qui s’intitule « Leave Me Be » (qui existe d’ailleurs en deux versions différentes et fait l’objet d’une fiche Wiki bien copieuse), je n’ai pas pu m’empêcher de trouver la reprise de Hills bien meilleure. La voix de Colin Blunstone (que j’adore, hein, et que je salue) sonne selon moi beaucoup moins bien que celle de sa compatriote, laquelle au passage s’autorise avec talent à changer les placements de voix, et à radicalement modifier les paroles. Dans la version des Zombies, on entend un jeune homme un peu pataud évoquer un chagrin d’amour et l’accablement dans lequel cela le met, il demande à ses amis de comprendre qu’il préfère être seul pour pleurer. Gillian Hills, elle, incarne une jeune femme en couple mais traversée par une étrange tristesse, qui dit juste à son petit ami de rentrer sans elle ce soir, car elle préfère être seule pour dissiper ses « idées noires ». Un message d’une certaine modernité (la chanson date de 1965), plus émancipateur par exemple que le « Oui mais moi, je vis seule, et personne ne m’aime » de Françoise Hardy, et que l’Anglaise interprète avec un mélange d’abandon, de grâce et de fierté. Dans les couplets, c’est avec une voix pas tout à fait murmurée, mais disons une voix basse, puis ensuite aux refrains elle ouvre son cœur, là on voit bien les failles, le désir de fuite dont on ne sait si celle-ci lui fera vraiment du bien. Ces textes et ce timbre me bouleversent, c’est un vrai chef-d’œuvre de pop music, au sens où c’est une chanson qui en très peu de temps contient plein d’émotions très précises et très justes, on a à peine le temps d’être ému qu’on reçoit déjà une nouvelle nuance de sentiment. Je crois que c’est la façon dont Gillian pose sa voix (parfois doublée, c’est trop beau) en fonction de la rythmique et de la ligne mélodique qui génère cette effet d’élan, de course sans fin. Enjambements, syllabes qui durent, breath control tout en amorces audacieuses, un peu haletées, subtils changements de ton, l’Anglaise est virtuose malgré son apparente nonchalance : ce qu’elle fait me met à terre. Et comme « Rentre sans moi » dure tout juste deux minutes, on a tout de suite envie de le réécouter et on se retrouve vite à l’avoir dans la tête pendant des heures.
Ça me rappelle en ça le bref classique Musique Journal de Marie Audigier dont parlait Marc-Aurèle il y a quelques mois, mais aussi, dans un genre très différent quoique un peu similaire dans la thématique et la manière de soigner les placements, ce hit 80 où la chanteuse Victoire somme son petit ami non pas de rentrer sans elle, mais de carrément retourner chez sa maman. Je signale également que sur le EP où l’on trouve « Rentre chez toi », il y a un autre morceau, pas aussi bien, mais quand même super, qui s’appelle « Rien n’est changé » ; c’est une chanson de rupture, ou plutôt de pré-rupture, qui, elle ne dure même pas une minute trente, et est signée par Gillian Hills elle-même.
Pour finir, un petit point people sur la carrière de la Britannique : au cinéma, elle a été découverte par Roger Vadim et on l’a ensuite vue entre autres danser avec Jane Birkin dans Blow Up, se faire alpaguer par Malcom McDowell dans Orange Mécanique, et donner la réplique à Francis Huster dans La Faute de l’Abbé Mouret de Georges Franju. Son père Dennis Hills était une espèce d’écrivain-aventurier qui a failli se faire exécuter par Amin Dada mais qui a pu s’en sortir. Elle a épousé un type nommé Stewart Young qui a été manager de Zucchero, d’AC/DC, d’ELP ou des Scorpions. Et après avoir abandonné le cinéma au début des années 70, elle est devenue illustratrice et a notamment signé des couvertures de romans d’Alice Munro. Elle ne vit plus en France, mais ça me ferait plaisir d’apprendre qu’elle parle encore le français sans accent – en tout cas je suis à peu près sûr qu’elle peut toujours rentrer sa reprise des Zombies à la perfection. Bravo et merci Gillian pour ce diamant pop, ça faisait un bon moment que je n’en avais pas entendu d’aussi beau !
PS : Merci à tous les Toulousains et Toulousaines qui m’ont accueilli à bras ouverts ce weekend, par ordre d’apparition : Adeline, Thierry, Jeanne-Sophie, Fred, Karine, Nico, Kevin, Cédric et Santiago !