Mon critique musical français préféré, Didier Lestrade, parle beaucoup de moins de musique aujourd’hui, mais quand il le fait je l’écoute, et c’est donc en lisant l’an dernier sur son blog le récit de son séjour à la Réunion que j’ai découvert l’existence de Yannick Peria et Brandon Gercara. Ces deux artistes originaires de l’île sont à la fois plasticien·ne·s et musicien·ne·s et leurs différentes pratiques visent, entre autres, à affirmer leur identité queer (et non-binaire, dans le cas de Brandon) au sein d’une culture pas toujours tolérante avec les communautés LGBTQI, à appeler les gens à les laisser tranquilles, et à permettre dans le même mouvement aux jeunes queers réunionnais pas encore affirmés de trouver le courage de vivre leurs vies sans se cacher.
Ce projet militant est explicite quand on écoute des morceaux comme « An Pliss » ou « Bla Bla Bla », où les instrus servent surtout de support aux voix des deux artistes et à leurs paroles, mi chantées mi rappées mi parlées, souvent hyper drôles, même si j’avoue que je ne comprends pas tout au créole réunionnais. Ne vous inquiétez pas, c’est pas non plus l’écueil du rap conscient où les sons sont tellement fonctionnels qu’ils s’effacent derrière les textes et le message, au point d’en devenir limite inutiles : les beats restent quand même attachés à un groove entêtant, fidèle aux principes des musiques de danse qu’on entend en ce moment à la Réunion, mais aussi aux Antilles. Et ce n’est pas non plus (mais pas du tout, du tout) le syndrome du plasticien sérieux qui se met à faire de la musique sans vraiment comprendre que ça ne fonctionne pas du tout pareil que ce qu’il fait d’habitude et qui s’égare dans des zones tantôt pseudo-arty, tantôt second degré, et généralement pitoyables.
Sur cette idée d’une musique plus ou moins fonctionnelle, Yannick et Brandon disent un truc important dans l’interview qu’iels ont donnée à Renaud Sachet pour le nouveau numéro de Groupie – un numéro qui leur est entièrement consacré. C’est que même s’iels ont toujours baigné dans la musique, réunionnaise ou non, leur approche de cette discipline se veut plus spontanée que celles qu’iels cultivent dans leurs travaux de plasticien·ne·s : « On est pas sur un produit léché », comme le dit Brandon. Et ça donne en effet des mixages pas très bien réalisés, des voix parfois captées sans aucun polissage, mais on s’en fout total, car en fait ça colle à ce qu’iels veulent faire : se montrer comme iels sont, c’est-à-dire à la fois féroces, fièr·e·s, nature, unhinged, en colère mais pas pour autant plombant·e·s. Il y a une sorte de joie dans leur rage au micro, ça donne de l’espoir et de la force, il y a un élan qui se sent vraiment fort quand iels chantent. Leur manière de poser leurs mots et de dialoguer entre iels relève à la fois du sketch improvisé entre deux « pinecos » qui se connaissent super bien, du discours politique fiévreux déclamé du haut d’une estrade, et d’une forme de rengaine/comptine populaire, entre le paillard et l’enfantin. Vraiment, Yannick et Brandon ont beau faire leur musique à l’arrache, ça n’empêche que le résultat ressemble à très peu de choses, voire à rien de connu. Et quand on y réfléchit, ne pas peaufiner, ça consiste (entre autres) à créer par défaut des choses qui n’existent peut-être pas encore : imparfaites, certes, mais inédites par leur inachèvement même. Même si ça peut donner des trucs moches ou pas intéressants, émergent ici des choses que d’autres artistes n’auraient sans doute pas fabriquées en ayant pour objectif « un produit léché ».
Ce feeling à l’arrache me séduit énormément, à chaque seconde de leur musique, dans les visuels, les costumes, les intonations, les débits. Il y a certaines phases où Brandon est presque en train de grogner, le grain se fait guttural, son ton devient quasi menaçant, et avec la dégaine qu’il a parfois (barbe, moustache, mine patibulaire, cheveux longs et torse velu, tout ça sur une robe en carapace et feuillage, ou un petit haut trapèze monogrammé LV), on sent les habituels repères qu’on a de la notion de virilité se retourner comme la terre qu’on laboure. Sans être des virtuoses, les deux chanteur·euse·s ont des flows affirmés, avec leur personnalité qui rejaillit sans contrainte : c’est pas du rap de moldus, on sent qu’iels en écoutent pour de vrai et ne prennent pas le micro pour rire. Associé à ces instrus (en général trouvées et achetées en ligne à des beatmakers qu’ils ne connaissent pas) qui naviguent entre trap, dancehall, shatta, reggaeton et influences réunionnaises (Brandon m’a expliqué par exemple qu’on entend dans « Fout Bordel » le son du kayamb, instrument typique du sega et du maloya), ça donne un phénomène très addictif et très fun, qui en même temps déploie un discours radical sur la différence, la liberté et les tabous.
Comme toutes les musiques faites avec du cœur et de la fantaisie, les chansons de Yannick et Brandon réussissent l’exploit de créer un lien direct avec des gens qui, comme moi, n’en ont par ailleurs aucun avec la situation (géographique, sociale, raciale, sexuelle) de leurs auteurices. Faite « avec les moyens du bord », leur musique n’en est que plus radicale et parlante, car elle n’a pas besoin de filtres de « qualité pro » pour convaincre. Le duo est en région parisienne en ce moment et on espère les voir sur scène ou dans des lieux d’art (Brandon fait des installations et Yannick peint) – iels seront par ailleurs le 17 juin aux Ateliers Jeanne Barret à Marseille, et le 23 juin à Houlocène, à Bourges. Et d’ici là, on leur dit merci d’exister et de faire cette musique qui donne envie de danser et de lutter en même temps.