Je l’ai sûrement déjà mentionné, mais avec le temps, je sens qu’une partie de mon « moi pop » – qui s’intersectionne logiquement avec le « moi groove » – devient de plus en plus difficile à satisfaire. Je m’émerveille encore devant de nouveaux tubes, m’en remémore aussi, mais la quête de l’inattendu, de la recherche formelle qui va de l’avant me fait parfois passer outre des objets musicaux un peu simples – que je perçois comme tels, en tout cas –mais bien ficelés. Mais tout ça pour quoi, hein, au final ? Des plages réductionnistes de 18 minutes travaillant « la spectralité » et une « ontologie de la présence » ? Tout ça n’est pas très sérieux.
Je rigole, mais les faits sont incontestables : je me change en vieux loustic solide sur ses appuis bruiteux et parfois imbitables. Le problème tient selon moi dans une façon de poser comme antagonistes deux optiques pourtant complémentaires, celle de la forme établie et sédimentée et celle de la forme en devenir, instable. Pour le dire autrement : l’inouï et le familier comme les deux pôles, opposés et idéaux, d’un même continuum, se concrétisant en une infinité d’hybrides, engageant différemment l’écoute. Le problème est surtout taxinomique et perceptif, dans le fond. La soluce est simple mais difficile à mettre en œuvre : il suffit d’ouvrir les chakras, et ne s’attendre à RIEN.
Fondamentalement, la pop est un endroit de l’expérimentation ; mais il y a mille façons de la faire, de décentrer l’oreille, de la mener hors des sentiers battus. Entendre le même n’enlève rien à la qualité de ce même – et puis on sait bien que l’expérimentation, elle aussi, a ses sentiers battus.
Par exemple : en voulant ausculter un peu précisément la période 2000 de Pan Sonic (et c’est pas comme si j’avais pas déjà écouté tout ça 40 fois, vous le sentez le problème, là ?), je me suis rendu compte que je n’avais jamais prêté attention au label monté en 93 par feu Mika Vainio avec son compatriote Tommi Grönlund, Sähkö Recordings. Et il s’avère que dans le catalogue de ce dernier, il y a évidemment de la musique qui bruisse, des formes longues, des expérimentations, de l’électronique qui remue en pagaille, mais aussi plein de trucs qui n’ont de prime abord aucun rapport avec la musique que fait Vainio, mais plus avec celle que celui-ci et Grönlund écoutent, à mon avis. C’est notamment le cas pour deux albums sortis par la musicienne/chanteuse américaine Nicole Willis, Soul Makeover (2000) et Be It (2004). Deux opus de leur époque et d’un peu avant aussi – file under : electro-funk/nu-soul/acid-jazz/space-groove –, à la fois très typés mais jouant aussi magnifiquement avec ces formes. Une musique gentiment expérimentale, vers laquelle je ne serais pas allé de moi-même, tout jugeant et tout plein d’a priori. Après faut me comprendre, j’en ai vu d’autres et on me le fait pas à moi, le coup de l’expé soulful qui passe sur FIP !
Et passer à côté de ça aurait été une belle bêtise, car la musique de Nicole Willis invente des choses. Elle ne casse pas tout, connaît et respecte les canons du genre, mais tente aussi des rapprochements vraiment audacieux. C’est sage, trop sage pour moi parfois, mais je me suis quand même surpris à me mordre la lèvre en fermant les yeux, lâchant des petits hun ! onomatopéiques, ce qui ne laisse vraiment aucun doute.
Après avoir un peu ridé la profession en tant que second rôle (un second rôle bien affuté puisqu’on la retrouve entre autres aux côtés de Curtis Mayfield ou chez Mo’Wax avec le groupe Repercussions, avec Leftfield même, en tout cas ses pages Discogs et Wikipedia sont bien fournies), c’est en Finlande que Nicole Willis se trouve. Elle y rencontre son amoureux d’alors, qui sera aussi sa « moitié » musicale, le talentueux musicien/producteur Lassi Lehto aka Jimi Tenor, qui a notamment sorti trois LP sur Warp entre 1997 et 2000, avec qui elle collaborera au sein de différents projets, dont un duo de house plutôt pas mal, Cola & Jimmu, dont les productions seront éditées sur leur propre label, Herakles Records. Mais Willis travaillera aussi avec d’autres musiciens finlandais, comme The Soul Investigators (César du nom le plus FIP qui soit) ou le big band des seventies UMO Jazz Orchestra, pour creuser des vibes plus strictement soul-funk ou jazz.
Je pense que la constellation qui se dessine à travers ces références – le trip-hop rincé de Mo’Wax, Warp au tournant du nouveau millénaire, Leftfield, des orchestres de funk finnois – exemplifie pas mal l’ambivalence problématique de cette musique pour moi : ça peut-être top, il y a tout ce que j’aime là dedans, mais je galère à l’accepter en tant que telle. Un peu trop facile, un peu trop balisé, peut-être. Pourtant, Soul Makeover réussi la prouesse de court-circuiter mon filtre snobinard, de sonner FM tout en laissant infuser une certaine radicalité sonore. À l’écoute, je me surprend toujours à rentrer à fond dedans, à un moment, et je pense que cela tient pour beaucoup à l’alchimie du triumvirat de la prod’ aux manettes – Willis (qui est chanteuse, multi-instrumentiste et donc également derrière la console) et Tenor, mais aussi, on l’avait pas vu venir, le génial Maurice Fulton, qui s’est bien bien donné ici.
Ce qui fait de l’album une réussite tient donc dans la qualité des productions, qui sont toujours marquées par des petits tricks malins et une profusion de détails. Les morceaux ne sont pas juste des réussites formelles, mais des tentatives osées (le swing granulé, très Theo Parrish, de « Bliss of Life »), des variations parfois étonnantes autour d’un corpus exploré en long et en large par je ne sais combien de générations. L’ouverture, « I’m Not Going », dit déjà tout : c’est même son intro qui dit déjà tout, et je dirais même le solo de sax qui la démarre, la façon dont celui-ci attaque. Ça dit toute l’ambivalence de ces chansons au chic un peu distant, hédonistes et populaires, un peu tristounes mais impeccablement mises, et parfois limite provocantes (« Siesta », dieu du ciel).
Le reste déroule les prototypes de ce que j’imagine être l’electrofunk finlandaise de l’époque, même s’il a été enregistré et mixé entre New York et Barcelone : une cocotte de gratte benson-esque (les parties de grattes sont toujours excellentes), des synthés polaires ou G-Funk selon la partie, des sections rythmiques impec’ (batteries bien compressées, boîtes à rythmes pleines de cliquetis, basses qui coulent), qui tirent très fort en arrière. C’est super coquin, il y a toujours cette précision clinique, une souplesse tenue qui saisit l’oreille un peu contre la volonté. Sur « Xibeca » par exemple, je me fais toujours avoir : alors que je suis assuré d’entendre un morceau de Pan Sonic, la basse entre et ce n’est clairement plus la même histoire ! Et puis enfin il y a évidemment la voix de Willis, diva à la voix de miel installée dans ce rôle dans le mixage même : toujours un peu distante, incarnée mais au-delà, divine. Elle navigue sans peine dans ce corpus vernaculaire qu’elle maîtrise sans peine, et sédimente le tout avec le nectar de sa voix ; Nicole, c’est une une vraie patronne du stud’, on est pas en Ligue 2 Domino’s Pizza, là !
C’est très étrange mais plus je l’écoute plus je me dis que ce disque semble issu d’une dimension où une compilation Buddha Bar supervisée par un crossover entre Steve Arrington et Alan Vega sonnerait du tonnerre. C’est générique et improbable, la musique du dernier H&M avant la fin du monde. Il y a toujours une petite vibe funky minimaliste, hip-hop un peu cradoc (Jimi Tenor a ce truc intelligentsia warpienne parfois énervant mais qu’il manie avec agilité), mais aussi house dancefloor les doigts en l’air et je pense que la présence de Fulton n’y est pas pour rien – « Heed the Sign » et « Curiosity », un véritable mausolée tout en LED pour Larry Levan.
L’album se clôture par trois remixes dont on aurait pu se passer je trouve (dont un de Fulton que je considère comme une faute grave), et je vous invite donc à clôturer l’album avec « Dinosauri », track sympatoche qui sent grave la jam session dans un club branché de Helsinki.