En 2009, 2010 ou 2011, le moment de la journée que j’attendais le plus avait lieu à 19h15, « en clair », devant Le Grand Journal de Canal+ et, plus particulièrement, lors des 30 secondes qui amorçaient chacune des plages publicitaires. Ça s’appelait le « Coming-next ». Coming next, ce qui allait arriver. On y voyait une séquence minimaliste, renouvelée tous les ans à mesure que l’équipe changeait, qui montrait les présentateurs, béats et souriants, s’élançant au ralenti sur fond blanc. La musique qui accompagnait ces corps beaux et (majoritairement) blancs, elle, changeait toutes les semaines. C’était à chaque fois un bref extrait d’une chanson qui venait tout juste de sortir. On sentait là une forme d’immédiateté, de pure simultanéité avec le présent, à la différence des clips qui, eux, pouvaient ne pas toujours s’aligner sur l’actualité discographique. Sur les chaînes musicales comme à la radio, on voyait et entendait surtout les mêmes titres, des tubes en « forte rotation » qui bloquaient des créneaux des semaines durant afin de sécuriser leur antenne. Cette incursion dans un certain temps présent de la musique rendait tout particulièrement important chaque lundi soir où l’on découvrait l’extrait qui nous accompagnerait pendant toute la semaine. Il fallait attendre le lendemain pour que la page Wikipédia du « Coming-next » soit actualisée et qu’une âme charitable y ait ajouté le titre entendu la veille. Je n’étais pas seule à suivre assidûment l’émission pour sa musique, puisque le concept a tellement plu à l’audience du Grand Journal — blanche, trentenaire, parisienne et bourgeoise de gauche, ou tout ce que je ne pouvais être à l’époque — que des compilations des titres diffusés ont même été éditées en 2009, 2010 et 2012.
Contrairement aux clips ou à la radio, l’expérience d’écoute offerte par cette fameuse séquence était quelque peu déviée des formats habituels. C’était comme les extraits musicaux d’une durée de 15 secondes sur iTunes qui devaient fixer si l’on se résoudrait à débourser 99 centimes pour tel ou tel titre. Étant à l’époque la fière détentrice d’un iPod touch 4e génération, mais ne pouvant pas encore télécharger, faute d’avoir accès à un ordinateur, je recevais de temps à autre des cartes cadeaux Apple de 10 ou 15 euros, qui me faisaient longuement hésiter entre une application de retouche photo, le jeu Doodle Jump ou un morceau de Foster The People, de Fun, ou d’Alex Clare. Et cette écoute un peu aberrante – de 15 secondes en 15 secondes – où je naviguais à vue à travers les charts, devait suffire à me renseigner immédiatement sur la valeur et l’intérêt d’un morceau. J’en garde des souvenirs étrangement forts, où ces 15 secondes se suffisaient pleinement à elles-mêmes et pouvaient même atteindre une intensité un peu absurde. Cette manœuvre incertaine, qui débouchait parfois sur un achat, me permettait d’avoir une bibliothèque éparse et franchement ridicule composée d’une quinzaine de morceaux à écouter en boucle. Une expérience qui s’inscrivait de fait dans la continuité du coming-next.
Au sein de cette fenêtre musicale pré-publicitaire, l’émotion prenait la forme d’un saisissement en tant que chaque chanson semblait apparaître dans sa nudité la plus rigoureuse. Comme chaque fois que j’écoutais la radio, étant habituée aux clips, la musique me semblait ici muette, sans redoublement possible. Il fallait réussir à l’élucider malgré le fait qu’on ne puisse en profiter qu’une poignée de secondes. L’extrait était d’abord découvert, puis entendu plusieurs fois dans la soirée puis au cours des quatre jours qui suivaient. Il avait le temps de se sédimenter dans la mémoire, puis d’être avalé par l’inconscient. Ce qui rendait cette expérience d’autant plus indéchiffrable, c’est que c’était toujours les mêmes images qui venaient se plaquer invariablement sur des chansons qui, elles, n’avaient rien à voir entre elles – « I’ll Take Care Of U » de Gil Scott-Heron & Jamie xx répondait ainsi à « Headlines » de Drake.
Je me rappelle en particulier le choc absolu d’entendre pour la première fois, le lundi 17 octobre 2011, les trente premières secondes de « Blue Jeans » de Lana del Rey. La mélancolie évidente du morceau passait au second plan et la voix voluptueuse de la chanteuse se confondait aux images niaises des journalistes si bien qu’elle pouvait aussi leur donner une certaine profondeur. Sans images de Lana , je ne pouvais encore saisir le personnage « Del Rey » qui « rétro-pastichait » et utilisait la nostalgie afin d’élaborer son esthétique visuelle et musicale. Cela a plutôt conditionné mon rapport à la musique jusqu’à me rendre obsédée par les fragments, au cœur de certains morceaux, que je me répète en boucle et en boucle, jusqu’à la nausée. Du reste, ma joie, elle, était toujours la même, comme lors de l’écoute d’« Always On The Run » de Yuksek, découvert la semaine précédente ou de « We Are Young » de Juveniles qui devait passer la semaine d’après. Plus tard, quand j’écoutais de nouveau « Blue Jeans » après avoir acheté l’album Born To Die, les sensations avaient déjà eu le temps de s’émousser et rien ne pouvait atteindre la force de ces premières secondes, superposées aux corps de Mouloud Achour et de Jean-Michel Apathie se trémoussant au ralenti.
Aujourd’hui, cependant, je suis un peu étonnée de voir à quel point je réécoute certains de ces titres sans frémir, sereinement, presque avec joie (notamment ceux de Florence, Drake ou The Rapture) – certainement plus, en tout cas, que certains artistes dont j’étais réellement fan à la même époque. Car ces chansons du Coming Next, même si elles faisaient partie de l’actualité d’alors, m’apparaissaient néanmoins de façon décontextualisée, légèrement déplacée. Ne me reste d’elles, dix ans plus tard, que le souvenir durable de leur découverte à un moment donné : un morceau seulement, et presque rien d’autre. Ce qui me rendait Drake aussi appréciable, c’est que je pouvais n’avoir aucune idée de qui il était. Et en entendant les arpèges électroniques qui ouvrent « Headlines » aujourd’hui, c’est comme si c’était de nouveau le cas.
Quand je revois la liste de tous les morceaux passés durant ces années-là, je remarque que malgré les présences mélancoliques de Lana ou des Juveniles, la plupart d’entre eux étaient tout particulièrement représentatifs de la musique du début des années 2010 et de ce que cette époque proposait en termes de mélange et accessibilité. Une pop supersonique qui rendait compte de la perméabilité des genres, ou était-ce le rap, le rock et l’indie qui étaient avalés par cette grande machine à rendre tout joyeux ? Tout le monde pouvait alors s’essayer à la pop : ne se souciant que d’elle-même et s’appliquant à faire converger, voire faire cohabiter, certaines tendances que l’on pouvait imaginer contraires. Le jugement du bon goût était suspendu et, un soir pris au hasard, l’émission de Canal+ permettait à Skrillex de trouver sa juste place entre Madonna (période électro-pop à tendance brostep) et Electric Guest (indie-pop proprette). Grâce à Skrillex, qui a popularisé l’usage du drop et l’a rendu parfaitement soluble dans un format de chanson pop, toustes, Rihanna, Nicki Minaj ou Sia, portaient fièrement leurs influences EDM. Les différents genres ne se repoussaient plus, mais s’attiraient et s’accueillaient avec envie. Lil Wayne, Chris Brown et David Guetta étaient en gravitation (littéralement). C’était l’époque des grands festivals, des grandes réunions qui advenaient à chaque clip, et c’était toujours les mêmes émotions. Le clip « Barbra Streisand » de Duck Sauce, qui vendait à chaque jeune un peu influençable une vision hyper-désirable de New York, en constitue peut-être son apogée : celle d’une réponse hédoniste à tout prix. Mais une réponse à quoi exactement ?
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Le 15 septembre 2008, ma mère venait me réveiller plus tôt qu’à l’accoutumée : « C’est la crise, les banques sont tombées aux États-Unis. » Le 20 janvier 2009, elle réitérait : « Barack Obama a été élu, lève toi. » Un an après encore, et c’est mon dernier souvenir de sortie de lit en précipitation : « Il y a eu un tremblement de terre à Haïti. Dépêche-toi, il faut qu’on appelle la famille. » Je continue d’y voir là les trois événements les plus importants qui auguraient cette entrée dans la décennie 2010, alors que je venais d’avoir 10 ans. Tous ces événements, chacun à leur manière, sont associés à une douleur plus ou moins vive. Le premier, c’est l’angoisse et l’incompréhension, évidemment. C’était un heurt que l’on prenait en pleine gueule pour la toute première fois. Un événement qui charrie avec lui de l’abstrait, de la spéculation et des variables en bref, rien qu’aucune explication parentale, professorale ou télévisuelle n’aurait pu clarifier. Pourtant dans leurs yeux, à toustes, on pouvait lire de la crainte. Pour le deuxième événement, la douleur est plus sourde, car elle frappe à retardement. D’abord la joie, les pleurs de ma mère de voir de son vivant un président noir – ou plutôt, un président à moitié blanc – prendre la tête de l’un des pays les plus ouvertement racistes du monde. Puis, l’espèce de rumeur qui naît de la bouche des proches et qui vise à la ramener sur terre : « Enfin, soyons réalistes. Il ne pourra rien faire, ce n’est pas le président qui gouverne aux États-Unis. », « Tout ça c’est pour l’image, le symbole, tu verras bien dans quatre ans. » Et tout le monde a vu, « dans quatre ans », puis encore quatre ans après, à la fin de son second mandat. Et là c’est la gueule de bois, l’amertume et la sensation que, pourtant, hier, tout semblait si engageant, si clair et si facile. Pour le dernier, c’est évidemment la prise de conscience d’une possibilité qu’on avait jamais envisagée jusque là : que le monde puisse tout bonnement s’effondrer. Et plus encore, que la nature serait cruelle, car elle s’acharne sur ceux qui en ont déjà le moins. Puis aussi, qu’il faille attendre plusieurs semaines avant de savoir si la moitié de sa famille, tous ces cousins, qu’on a encore jamais rencontrés, n’aient pas disparu de la surface de la terre. 2010. On n’a pas oublié le clip « We Are the World 25 for Haiti », ni le raccord qui lie le bâtiment en ruines sur lequel un enfant en haillons agite ses bras, au visage poupon de Justin Bieber dans un studio d’enregistrement. On ne sait pas si on a envie de pleurer, si on trouve cela obscène, « regarde ils n’ont plus rien mais ils dansent encore », mais on nous répète que c’est pour la bonne cause. On n’a pas non plus oublié Sean Penn qui décidait tout fier de lui de s’installer dans ce qui était, à ce jour, le pays le plus pauvre au monde. Et on n’oubliera pas non plus la vision de ces bâtiments encore à terre et de ces gens encore à la rue, à la fin de cette même décennie. Et que de tout cet argent dont il a été tant question, il ne reste plus rien aujourd’hui.
Et pourtant, dans la musique en 2010, le malheur était résolument absent. La pop à ce même moment était assourdissante et nous répétait à l’envi qu’on passait vraiment un bon moment – un phénomène déjà commenté par Dan DiPiero dans le numéro 13 d’Audimat sorti en 2020. Cette fête, pleinement performée, avec comme chefs de file les Black Eyed Peas, a donné naissance à des hymnes cruellement vides, toujours étranges à réécouter aujourd’hui tant ils semblent hors-contexte. « Don’t Stop The Party », « Party All The Time », « Out Of My Head », « The Time (Dirty Bit) » : autant d’aveux d’échecs d’une durée moyenne de 5 minutes. Le groupe avait trouvé là son moyen pour pallier les effets dévastateurs de la récession sur le moral. Il y a pourtant quelque chose du débordement et de la submersion dans ces chansons qui répétaient ad nauseam l’impossibilité de stopper cette fichue fête mais qui, dans la suite logique des choses, devait pourtant se terminer quelque années plus tard. De quelle fête parlait-on ? On ne sait pas. Mais ce qu’on peut dire, c’est qu’en 2010, elle se noyait déjà dans sa propre édification. Et toutes ces questions ont pourtant trouvé un point d’acceptation, de résonance et de légitimation dans la pure répétition des mêmes termes, jusqu’à l’abstraction.
À ce moment-là, j’étais trop jeune pour savoir ce qu’était une « party ». Ces émotions, je les ressentais par procuration et cela me convenait tout à fait. C’était aussi les dernières années du règne des spots télé comme forme de l’influence exercée par la publicité. Et ce son du début de la décennie a justement à voir avec la publicité en tant qu’il réussissait à véhiculer du désir, même si l’objet de ce désir n’était pas immédiatement reconnaissable. Ce qui faisait rêver, c’était le style, la vibration, le mood, l’ensemble quoi. On parlait encore des pubs à la récré comme d’un épisode de série de la veille. On avait l’impression que ces pubs pouvaient relever du génie, surtout lorsque du même coup elles nous faisaient découvrir Donovan, UNKLE ou Peaches. Cette conscience de la place qu’occupait la publicité et son corollaire (la musique publicitaire) dans nos imaginaires collectifs a permis, peut-être, de gonfler l’orgueil des « pubards » qui se disaient que leur métier était, au mieux, d’utilité publique ou a minima servait (quand même) à quelque chose. Ces objets ne prônaient que de la bienveillance, ils attendaient de nous que l’on commence enfin à vivre. Une pub honnête, c’est pourtant une contradiction dans les termes.
Le sentiment d’être un peu à la ramasse avec la musique qui se fait aujourd’hui me fait parfois regretter mes jeunes années. Je me souviens de cette période comme d’un alignement résolu avec les étoiles de tous les calendriers marketings. Mais aujourd’hui, je me rends compte que le plaisir naissait de la réification – un morceau, un à un, c’est encore comme cela qu’on s’en envoyait par bluetooth – de l’éloignement géographique avec les grandes capitales, de la difficulté à pouvoir jouir selon ses propres inclinations de la musique, de toutes les musiques, partout, tout le temps. Que nos émotions ne soient pas aussi prévisibles qu’hier et avant-hier, qu’il soit possible d’exister hors du chemin qu’un algorithme a pavé pour nous et notre bon plaisir et derrière lequel se cache évidemment un marketeux cynique, c’est finalement sain. Quand tout était sur le point de se transformer en matériau publicitaire, quand c’était tout juste le début du flux.