Joies et peines des chanteuses de latin freestyle [archives journal]

Jennette, Shavonne, Cynthia, Cicely… Sombres diamants du freestyle de Miami
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Sainte Rita Musique Impossible : spécial freestyle dubs
LYL radio, 2018
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Musique Journal -   Joies et peines des chanteuses de latin freestyle [archives journal]
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En musique comme en amour, on finit parfois par aimer ce qu’on détestait, exactement pour les raisons qui nous ont fait les détester. Le latin freestyle a cette qualité particulière : il est charmant par ses défauts. Cette variation latino-américaine de la disco, assortie d’affinités Hi-NRG, electrofunk et house, n’a pas peur d’être kitsch, et les miaulements larmoyants des chanteuses de freestyle peuvent clairement être répulsifs pour bien des auditeurs. Car ces chanteuses ont tendance à pleurer. Malgré sa fonction hédoniste, cette musique jouée dans les discothèques et les radios a pour sujet privilégié l’expression des déboires sentimentaux. Permettez-moi donc de vous présenter quelques tracks que je tiens pour des joyaux, au sein d’une production pléthorique qui regorge de de pierres semi-précieuses beaucoup moins éclatantes. Bienvenue dans un monde où des chanteuses à la carrière éphémère portent des noms de stars en puissance, mais pas toujours en acte : Connie, Safire, Marqui, Fontaine, Angelyze, Giggles, et bien d’autres…

Commençons avec Jennette et son joyeux « U Turn Me On », chanson d’amour et de séduction dans laquelle l’interprète fait suavement minauder sa voix dans les aigus, tandis que des soupirs masculins ponctuent opportunément le morceau de « Aaaah ! », comme s’ils disaient « Aaaah ! comme cette chanson est désaltérante! » ou encore « Aaaah ! comme c’est bon d’étancher sa soif d’amour ! » Des oreilles européennes pourraient supposer qu’il s’agit d’un morceau d’italo disco, ce morceau n’ayant pas exactement tout ce qui fait le sel du latin freestyle. Cependant il a bien été produit à Miami, ville à la riche communauté cubano-américaine. Le freestyle est né au sein des quartiers hispaniques et italiens de New-York au début des années 80, et il a trouvé un terrain fertile en Floride pour cultiver ses affinités avec la Miami Bass et l’electrofunk des breakdancers, façon Cuttin’ Records (label qui a d’ailleurs publié plein de disques freestyle, les styles faisant preuve d’une certaine porosité, malgré leur esthétique dissemblable). 

La production freestyle porte souvent des marques plus manifestes de racines latines que dans « U Turn Me On ». C’est le cas de « So, Tell Me, Tell Me » interprété par Shavonne, où on retrouve le rythme electro hérité de Kraftwerk, qui a infusé une bonne partie de la musique de Miami, et des samples de percussions latines, autre marqueur du genre. Mais ce qui est le plus délicieux, et le plus propre au freestyle, c’est cette manière de marier avec ambivalence une intention vraiment dansante et un discours mélancolique. C’est ainsi que Shavonne nous chante sa détresse amoureuse sur un rythme uptempo qui n’a, lui, rien d’ambigu. On est là pour la teuf. 

Cette double dimension émotionnelle traverse une bonne partie de la production freestyle, qui associe instru euphorique et chant mélancolique. Les morceaux de Cynthia Roundtree sont de bons exemples de cette ambiguïté, et ce d’une manière qui leur est toute particulière. Dans sa très modeste discographie (trois maxis sous son nom), on dirait souvent que la mélancolie est dissimulée dans le son même de la production, dans le timbre de la voix, car au premier abord les tracks sont joyeux. « Got To Be Next To You » raconte à quel point la chanteuse a envie d’être près de son crush pour danser “until the morning light comes through”. Elle a beau chanter des paroles gaies, le sentiment de joie amoureuse est tempéré par l’impression d’écouter une archive issue d’un passé disparu. Le plus frappant est la prise de son de voix, avec sa légère saturation, surtout sur le refrain, comme si l’enregistrement avait eu lieu il y a bien longtemps. Le sentiment convoqué est d’autant plus profondément triste qu’il est dissimulé sous un vernis euphorique. Ça sonne comme un souvenir, et quoi de plus triste qu’une joie révolue ? C’est la définition de la nostalgie. Est-ce que le morceau a gagné cette épaisseur émotionnelle – pour moi le millennial – parce qu’il sonne très quatreuv’? Ou est-ce qu’il était nostalgique par anticipation, grâce au talent des artistes qui sont parvenus à cette émotion malgré la banalité des paroles ?

Quoi qu’il en soit, un an plus tôt, Cynthia Roundtree co-signait une autre chanson plus ouvertement triste, avec le duo de chanteuses Starquest. « Stop Searching For Love » parle, comme son titre l’indique, d’abandonner la quête d’amour. Le titre cultive la même ambivalence émotionnelle. Au départ, il y a la tristesse, avec cette histoire de quête d’amour vaine. Pourtant, à certains moments cette injonction de « stop searching for love » ne sonne pas comme un constat désabusé, mais plutôt comme un conseil avisé, ou comme une bonne décision. Il faudrait cesser d’attendre un amour idéalisé, que la vie ne nous donnera jamais sous la forme d’un conte de fées. Voilà une affirmation qui contraste avec l’essentiel des chansons pop, premières propagandistes du grand amour, même si elles n’ont de cesse que de raconter des vicissitudes sentimentales. L’ambiguïté des affects se retrouve dans la production, qui oscille continûment entre des accords mélancoliques et des pouêt-pouêts synthétiques fort incongrus, au timbre festif, mais qui sonnent atonaux. On n’est pas trop sûr de comment tout ça se tient, mélodiquement, et pourtant c’est merveilleux, la mélodie descend et remonte continuellement, cheminant dans cet imbroglio lyrique.

Finissons-en avec un morceau qui abandonne ces questionnements oiseux sur la joie triste et la tristesse joyeuse. Cicely Daniels chante juste sur le plaisir de danser au son de la boîte à rythmes. Les synthés et les vocaux hachés au sampler n’ont pas l’air d’avoir très envie de dialoguer. Le beat, presque balourd, assume son rôle sans groove, mais avec zèle. Il y a quelque chose de tautologique dans ce morceau qui nous dit qu’il est l’heure de danser, et dans ces paroles qui affirment “I like the beat!” J’y retrouve aussi un trait de production qui me charme souvent : l’usage de samples vocaux hachés, pitchés, et réemployés pour fabriquer de nouvelles phrases mélodiques. C’est une pratique banale dans les années 80, puisque le sampler tout juste démocratisé est utilisé à toutes les sauces, mais les musiciens freestyle poussent cet usage dans des retranchements immodérés, surtout dans les versions dubbées, remarquables pour leur inventivité en matière de déformations vocales. 

J’ai compilé certains des dubs les plus audacieux et les plus étonnants dans un mix pour Lyl Radio que je vous propose d’écouter pour aller plus loin. Ces dubs étaient spécialement produits à l’usage des DJ, qui diffusaient ainsi en discothèque des versions altérées, comme exagérées, des tubes présents à la radio. À la recherche de l’excitation maximum des danseurs sur la piste, les producteurs ont radicalisé la forme, ajoutant des breaks, parfois jusqu’à l’absurde. La recherche d’efficacité les a poussé à puiser dans un répertoire de sons qui relèvent de l’altération : répétitions, interruptions, déformations, peut-être car le son du dysfonctionnement a la propriété de frapper l’imagination et d’impressionner. Cette façon de déformer et de déconstruire la musique me rappelle parfois la pratique “plunderphonique” qui consiste à utiliser de la musique préexistante (souvent pop) pour produire une nouvelle oeuvre, dans une perspective réflexive qu’on associe plus volontiers à la musique expérimentale qu’à la musique de club. Mais ici, ce sont les musiciens eux-mêmes qui prennent en charge l’altération de leur musique. Ainsi, se créent de fascinantes dissonances entre les intentions émotionnelles des morceaux et la production fracturée, surchargée de ruptures. Et les joies et peines des chanteuses de freestyle deviennent un matériau déformé jusqu’au délire. J’espère que ça vous amusera autant que moi, c’est une musique qui me fait beaucoup rire !

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