Une histoire accélérée des Mastas of the Universe [archives journal]

Mastas of the Universe Microcrusifiction
Fuk Da Industry, 1994
Orko The Psychotic Alien Crop Formations
Addictive Sounds, 1995
Shamen 12 12 Kommandments
autoproduction 1998, réédition Red Lotus Klan, 2017
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« Un groupe d’adolescents ultra-lettrés qui rappaient à propos de tout, de la télépathie à la weed, en passant par la métaphysique et Dennis Rodman ». Parmi les quelque 200 fans des Mastas (ou Masters) of the Universe existant à l’échelle de la planète, le rappeur et journaliste J. Smith a réussi, à travers une chronique publiée pour NBC San Diego, à donner un aperçu assez exact de ce que fut ce crew de rappeurs underground du milieu des années 1990.

Originaires de San Diego, ville de Californie du sud de laquelle on peut dire sans trop s’avancer qu’il y fait beau à peu près tout le temps, cette petite dizaine de mecs ayant « à peine l’âge d’acheter de la bière » ont sorti des mixtapes de rap sombre, anxieux et étrange destinés à un public réduit, essentiellement composé de leurs potes. Des potes que l’on est en droit d’imaginer comme eux : Noirs et Latinos, issus des quartiers populaires ou des périphéries ouvrières de la ville, fans de rap hardcore et pratiquant le graffiti et/ou le skateboard. Microcrusifiction, leur première cassette parue en 1994 sur un outfit (il serait juridiquement faux de parler de « label ») nommé Fuk Da Industry, résume assez bien leur propos, qui consistait en mille et une façons de dire au monde entier à quel point ils n’en avaient rien à branler. De Jésus donc, de leurs camarades de lycée aussi, mais également du rap, des rappeurs et de tous les autres.

Ces messieurs intellectuels en veste camouflage et pantalons Dickies s’intéressaient en effet à des choses plus décisives : la fin du monde, la culture vaudoue et Star Wars. Ou : comment réussir à ouvrir son « troisième œil » dans une société américaine post-Reagan qui ne compte le monde qu’avec des chiffres ? Ou : les films d’horreur – l’un des mecs s’appelle d’ailleurs West Kraven, en référence à Wes, le réalisateur de Scream et créateur de la série des Freddy. Ou encore : eux-mêmes, parce que ce sont avant tout des rappeurs, et quand bien même ils auraient 19 ans, ils ont déjà assez d’auto-réflexivité pour pouvoir dire au début d’un morceau « I’ll be freestyling on what they call “abstract” », témoignage de leur fine connaissance du cénacle hip-hop traditionnel de l’époque, rétif à tout ce qui s’apparente à la bizarrerie (c’est-à-dire, à l’échelle du rap : à eux), soit à quelque chose de forcément embarrassant et donc systématiquement ignoré.

Cette marginalité ne leur tombe par ailleurs pas sur la tronche comme ça, elle est parfaitement revendiquée. L’esthétique sonore de leurs trois meilleures sorties – Microcrusifiction donc, Crop Formations d’Orko The Sycotik Alien en 1995, puis 12 Kommandments de Shamen 12 en 1998 – est marquée par une fascination pour la saleté, la saturation, le « no-fi » brut et extrême. De même, culturellement et économiquement, le crew adhère à une conception DIY ultime de la fabrication musicale. Sur « Put It on Cassette », Orko répète donc : « I make this shit myself, I make these beats by myself, I sell this shit by myself », ratification évidente du code de valeurs de la scène hardcore punk américaine – et peut-être plus précisément sud-californienne, quand on sait qu’un label comme SST a été monté à Los Angeles.

Cette éthique ne vient pas de nulle part : elle imprègne l’intégralité de la scène underground rap du milieu des années 1990, des autres « célèbres » lycéens de Log Cabin (futurs Living Legends) à L.A. jusqu’au label Def Jux lancé par El-P, tête de gondole new-yorkaise de la scène indépendante avec Company Flow. On peut imputer ce partage de valeurs au background skate de nombreux rappeurs « alternatifs », qui a souvent permis de faire écouter du rap à des gens venant du punk et du rock à des fans de rap.

Mais les Masters of the Universe vont encore plus loin que ça. Leur volonté lo-fi les obsède tellement qu’elle touche jusqu’à la composition même de leurs morceaux ; tous sont volontairement mal foutus, les refrains arrivent à des moments chelous (direct au début, ou alors tout à la fin), des potes passent faire des shout-outs sans motif apparent, les mecs parlent au début des tracks pour les présenter, le tout donnant l’impression, à l’échelle d’une tape, d’un long freestyle, une sorte de fête semi-marrante autour de micros où les potes sont tous venus avec des bières, de l’herbe et plusieurs paquets de Doritos.

Comme la plupart des groupes de la scène dite West Coast underground, leurs influences principales ne sont pas à chercher du côté des rappeurs évoluant à proximité d’eux géographiquement – à un moment où pourtant Dr. Dre, 2Pac et Snoop génèrent chaque année le PIB de l’Ukraine grâce aux idées marketing novatrices et viriles de Suge Knight – mais vers la côte Est, et plus précisément, vers le Wu-Tang. Comme le groupe de Staten Island, les Mastas sont nombreux (même Discogs semble avoir du mal à déterminer combien ils étaient vraiment), ils sont mystérieux, ils sont mentaux, et développent à la manière des New-Yorkais une imagerie de la dissimulation. De même, ils empruntent au répertoire horrorcore déjà cultivé par le Wu – notamment via Gravediggaz, le projet parallèle de RZA avec Prince Paul –, et avec lui sa mystique de l’adoration de la mort et de l’invulnérabilité du mal.

Cet agencement de boucles morbides, de groove à moitié défoncé et de grésillements ininterrompus peut également évoquer une autre scène rap contemporaine des Mastas, celle de Memphis, même s’il est largement improbable qu’elles se soient l’une et l’autre mutuellement écoutées. Comme les Mastas of the Universe, Three Six Mafia, Tommy Wright III ou encore l’inénarrable DJ Squeeky fabriquaient artisanalement un singulier rap fantomatique, pour ne pas dire démoniaque. Comme nos élégants poètes de la côte Ouest, ils éditaient tous leurs « projets » au format cassette. Comme eux enfin, ils se plaisaient à sortir tout ce qu’ils enregistraient, jouissant sans entrave d’une liberté accordée par le simple fait d’être inconnu, non-signé et pauvre.

Cependant, là où DJ Sound ou DJ Paul réussiront à créer et faire perdurer une véritable scène locale via un son, un slang et des usages immédiatement identifiables, les Californiens s’en tiendront, comme toujours, à l’agréable humilité du bon pote skater talentueux du lycée dont on sait très bien qu’il ne « deviendra jamais pro ».

Depuis la fin des années 1990 en effet, seul Orko The Sycotik Alien a poursuivi assez longtemps le rap pour en faire ce qu’il est convenu d’appeler une carrière. Devenu une figure célèbre de l’underground hip-hop américain, Orko (que l’on a parfois croisé sous le sibyllin sobriquet d’Orko Eloheim) alimente toujours l’industrie du disque de niche en sorties weird-rap de qualité variable, mû, comme l’indiquent ses dreads et son style vert-jaune-shit, par la fougue éternelle conférée par la divinité Jah.

Un autre membre du crew, plus discret, s’est lui carrément reconverti en tout autre chose : c’est Sumach, qui après quelques apparitions sur les disques d’Orko puis deux CDr solo au début des années 2000, nous a fait le coup de la réinvention pour devenir Gonjasufi, chanteur, producteur et prof de yoga proche de Flying Lotus.

Parallèlement, le label Red Lotus Klan, basé à San Diego – quoique probablement géré par un Français, en témoigne les excellentes compilations nommées « Musique de crasseux » – réédite depuis 2016 en CDr, vinyle ou dans leur format cassette initial plusieurs sorties des Mastas de la seconde moitié des années 1990. Ainsi, des tapes de Shamen 12, Odessa Kane ou Zombie 619er, depuis longtemps introuvables, ont été à nouveau disponibles à la vente, provoquant une modeste vague d’intérêt de la part des fans de rap « de genre » internationaux. Dans le même temps, le mystérieux Zombie 619er a définitivement quitté les berges du hip-hop pour aller s’aventurer sur des côtes plus abruptes. Il sort en effet aujourd’hui des morceaux d’ambient hip-hop malaisant tout à fait recommandables sous le nom de Koobatoo Asparagus, et plus étonnamment encore, de harsh noise tout ce qu’il a de plus antisocial sous l’excellent nickname Noskinnyjeanz.

À l’heure où la musique électronique s’intéresse à nouveau aux crevaisons sonores induites par les larsens et le sous-mixage volontaire, et à un moment où certains de ses producteurs semblent également fascinés par leur découverte du gangsta funk de Memphis, il semble intéressant de revenir sur l’histoire d’un autre rap indépendant américain et sur ses fixations, aussi bien soniques qu’éthiques, qui aujourd’hui font écho aux façons dont les artistes des labels LIES, Trilogy Tapes ou Modern Love niquent délibérément la techno qu’ils produisent. Il ne serait pas surprenant par exemple qu’un mec comme Delroy Edwards, boss du label L.A. Club Resource, se penche bientôt sur ces jeunes adeptes de la démonologie, comme il a pu rééditer d’autres rappeurs du Sud depuis longtemps oubliés. Car ces anciens jeunes gens méritent bien plus d’attention que celle des 200 nerds qui de tout temps ont composé leur fan-base.

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