Voici les nouveautés du moment, sélectionnées par la rédaction de Musique Journal et on démarre avec un disque qui nous a été proposé par deux auteurs différents, et dont nous publions donc les textes respectifs.
Christian Mirande – Beautiful One Day, Perfect The Next (Regional Bears)
1. Ce LP paraît sur le mythique label de cassettes Regional Bears. Musique de film mental, mustang, Philadelphie l’expérimentale, The Misfits, perdition, pur plaisir. Charmant sous quelque angle qu’on l’envisage, Beautiful One Day, Perfect The Next vous projettera quelque part (mais je ne sais pas où précisément), très vite, un vol en cloche suivi selon toute vraisemblance d’un écrabouillement au sol (selon précisément la même technique que celle employée par le petit cheval fougueux désarçonnant son lamentablement téméraire et prétentieux cavalier : une succession de mouvements violents soudains, entrecoupée de trompeuses plages de tranquillité bonhomme et méditative). La poussière retombe bientôt dans le paddock expérimental, et vous vous relevez heureux pour y retourner, pendant que retentit non loin de vous un hennissement joyeux, pas rancunier. (La métaphore western du cheval sauvage, donc : j’ai hésité avec la métaphore dite « métaphore de la rencontre du troisième type », j’aurais dans ce cas-là élaboré dans le registre musique extraterrestre, haut-parleur de navette spatiale, sonar cosmique.) [TD2S]
2. Coupons court à tout suspens : l’intérêt du disque de Christian Mirande réside avant tout sur sa face B, une pièce d’un quart d’heure en trois mouvements. C’est de ces morceaux que je n’ai cessés de traquer ces dix dernières années : l’intrusion dans des formes pop d’un artiste farouchement expérimental, qui fait revivre l’invasion de la musique concrète dans le rock et le geste fondateur de Pierre Henry avec son « Psyché Rock ». Et comme souvent, une telle pièce – chaleureuse et lancinante, entre la jam et le montage son maniaque – me fait reconsidérer le reste du disque – une face A faite d’interludes bruitistes et d’expérimentations aux synthétiseurs. Finalement, cet ensemble de pistes courtes dégage une aura similaire au morceau éponyme de la face B, lui donne un éclairage plus précis, révèle les influences du musicien et surtout exacerbe les effets qu’ont sur moi les éclaboussures de charley et de cymbales de cette dernières piste. [PAM]
Eterna – Wardrove (self-released)
bar italia a signé avec Lucifer, pardon, avec Matador, et règne désormais sans partage sur la pop anglaise. Tant mieux pour eux. Ils restent les meilleurs. Mais si vous nourrissez un coupable penchant pour une certaine confidentialité, n’hésitez pas à vous rabattre sur Eterna, le projet solo du batteur des big boss susmentionnés, dont l’âme demeure immaculée et dont le compte Soundcloud stagne aux alentours de 3000 followers. Son dernier album est presque aussi bon que le Tracey Denim des protégés de Blunt, sur le même versant chouinard avec ces guitares perdues entre grunge, shoegaze et folk sous étendard nineties. Cette fameuse bulle des années 90, inoubliable pour ceux qui l’ont connue, mystérieuse et fascinante pour les autres, je ne sais pas. Dans tous les cas, ce disque est une nouvelle ode à ces sentiments bruts et simples que seuls les Anglais semblent pouvoir reproduire en musique avec tant d’aisance, comme ils respirent, comme on dit. L’orgasme du disque arrive avec son unique featuring, celui d’Amalcrossing, où bizarrement la guitare s’efface devant le piano. Allez savoir. [NN]
Vooo – Same Old (Radio Juicy & Urban Waves Records)
La réédition de Same Old dernier opus de Vooo, multi-instrumentiste bien inspiré me permet de revenir sur un invité de marque, présent sur un bonus track de l’album. Comme Voo, Telemakus est originaire de la Bay Area, une terre fertile pour une nouvelle génération de musiciens. Biberonné par J. Dilla, Herbie Hancock mais surtout Robert Glasper (il a d’ailleurs partagé une photo de lui-même à l’époque de la pré-adolescence en compagnie de ce dernier), le pianiste-claviériste a montré son talent exceptionnel avec son premier disque : l’hallucinant The New Heritage. Ce premier opus est une sorte de miracle pour un jeune musicien proche de la vingtaine où son sens mélodique inné et sa maîtrise rythmique prouvent que nous avons affaire un futur grand musicien. L’impressionnant « Spotlight » peut parfaitement l’attester. « Here, Now! » est donc la confirmation que le natif de San Francisco a décidé de proposer une musique encore plus dépouillée avec ce morceau d’une complexité digne des plus grands morceaux de jazz fusion du milieu des années 70. Son deuxième disque est déjà prêt pour cette année 2023 qui sera sans aucun doute un événement pour la scène jazz du nord de la Californie. [MM]
Panic Pocket – MAD HALF HOUR (Skep Wax Records)
Un autre duo nous fait du pied de Londres pour nous annoncer la sortie de son album Mad half hour : Panic pocket. L’ironie contenue dans le nom choisi par Sophie et Natalie est perceptible dans leur écriture. Oui, les temps sont plus à la Panic Pocket qu’aux Polly Pocket et les deux chanteuses- musiciennes portent ce regard doux amer sur notre manière de vivre dans un petit monde rose et bleu ciel avec de jolies choses qui ne servent à rien. « Get me » en est l’illustration en vignette synth-pop minimaliste « I like my life, it’s going fine. (…) Get me out of here! » On dit qu’on va bien mais on meurt d’ennui, c’est le cri de « Get me ». Un « Viens me chercher ! » qui rappelle le merveilleux « Get me away from here, I’m dyin « de Belle and sebastian, qu’on aurait dépouillé de sa grandeur symphonique. Sobriété de sons et de notes, et tristesse de voix avec le sourire. Bien sûr qu’on Panic (Pocket) puisqu’avec le mal on a son remède. [AD]
Alberto Lizarralde – Haizetxe (Hegoa)
Bon, on est limite dans le ventre mou de la musique de « diggers », et il y a une impression floue d’open space vaguement verdoyant et de jeans selvedge retroussés. Mais ce serait facile de réduire ce disque à une itération de trop du quatrième monde des startuppers conscients. Je trouve une vraie originalité aux morceaux les plus marginaux de cette compilation de titres composés entre les années 80 et 90 par Alberto Lizarralde au Pays basque. Par exemple, « Herrikoia », « Paisaia » ou « Ballerina » sont des merveilles de petites vignettes impressionnistes. Elles sont malheureusement un peu noyées au milieu de pièces d’ambient parfois moins inspirées. Mais bref, c’était aussi l’occasion de parler de Hegoa Diskak qui propose une sélection très intéressante de musique basque, et dont le catalogue vaut réellement le détour (ma sortie pref’ : la compil de morceaux d’Estralurtarrak sortie fin 2021). [MK]
Nondi_ – Flood City Tax (Planet Mu)
Ça, c’est pour mes kiffeur·euses de charley qui débordent, de (Planet) MUtations mélancoliques, mes hyperactifs hypersensibles qui tendent à perdre pied sur le dancefloor et à confondre zoomies et nihilisme. Oui, cet album de la productrice étasunienne Nondi_ – alias Tatiana Triplin – fait beaucoup penser à Mike Paradinas, et il est d’ailleurs sorti il y a deux mois sur le label de ce dernier ; mais un Paradinas beaucoup plus direct, ruff et lucide. Flood City Trax fait donc converger footwork déviant et monceaux de textures cerulées pour saisir le destin de la ville natale de son autrice, Johnstown, cité pennsylvanienne maudite par la déesse des eaux – inondations, pauvreté, abandon et disparition. Entre vide et excès (de sons, de flots, de larmes), Tatiana nous parle avec assez peu d’espoir d’une histoire particulière, mais aussi malheureusement trop familière : celle d’un patelin qui sombre et se délite, catastrophe après catastrophe, et pour lequel certains ne peuvent cesser de lutter quand d’autres s’en détournent. Mais comme habiter dans les décombres est visiblement le destin de notre espèce, on peut se dire que la musicienne, clairvoyante, s’attelle déjà à bâtir le monde à venir. [LP]
Little Skull – Untitled (Horn Of Plenty)
Vu de Paris, le label Horn of Plenty, est rapidement venu combler le vide laissé par la fermeture de Low Company (disquaire londonien qui a très largement participé à l’essor d’une musique squelettique qui oscille sans difficulté entre l’indus et la pop), en sortant à une fréquence élevée des disques documentant cette tendance à décharner la pop londonnienne, réponse façon arte povera à l’hyperpop de ces dernières années. Ce disque sans nom de Little Skull est l’un des sommets de ce genre pas tout à fait formé encore, post ambient et post rock, que je suis attentivement : triomphe d’une esthétique du bruissement, du murmure et du souffle, d’un dépouillement franciscain. Un souffle qui part d’improvisations naïves au piano et mène vers des murs de guitares saturées, pour finir dans la chaleur d’un accord d’orgue. [PAM]
A journey through the prism of an Indian love story est un tour de magie d’Aurélien Godderis-Chouzenoux. Une pièce musicale comme un transport en Inde c’est sûr, c’est la base, c’est le ressort, le point de départ d’une récolte sonore. Et puis ça se décuple, comme une cellule qui se déploierait de sons organiques ou quotidiens aux sons électroniques et puis y reviendrait et puis on ne saurait plus trop qui de l’œuf ou de la poule. Tout semble couler de la source de l’universel. Expérience cosmique. Comme une solution à deux phases hermétiques qui s’homogénisent pour donner un matériau inédit. En part 1, envolée de tout, jaillissements et impromptus qui mettent le sourire et en part 2, plus sombre, presque techno core parfois portée par les ailes d’un moustique. Rarement, sincèrement, rarement, on aura entendu une si belle tentative de création démocratique de sons. Tout se vaut : le beat techno, les nappes, les échos en stéréo, les chants indiens, le train, les oiseaux, les wind chimes et autres klaxons. L’art ne vampirise pas le réel, les deux s’augmentent, précieux as fuck. [AD]
Nuno Rebelo – Improvisações Cristalizadas (Holuzam)
L’excellent label portugais Holuzam vient d’éditer cette compilation de morceaux composées par le musicien portugais Nuno Rebelo au tournant des années 90. Nuno a connu la trajectoire assez typique du compositeur « avant-gardiste » né dans les années 60, depuis des expérimentations électroniques et de la musique improvisée tous azimuts à la création de jingles publicitaires et d’illustration sonore moins inspirés à partir des années 90. À la jonction de ces deux périodes, entre 1989 et 1990, Nuno a enregistré de courtes pièces sur un Atari 1040ST et en utilisant l’ancêtre de Cubase, le logiciel de Steinberg nommé Pro24. Le procédé est plutôt intéressant puisqu’il enregistre sur Pro24 des improvisations au clavier, qu’il enrichit ensuite de contrepoints, inversions, etc. grâce aux capacités d’éditions Midi du logiciel. Les phrases ainsi créées sont appliquées à des timbres nouveaux (les timbres sont générés par des petits expandeurs Midi Yamaha). Cela permet de construire des pièces potentiellement injouables au clavier, mais dont on devine secrètement l’origine pianistique. Du point de vue compositionnel, on pense aux études pour piano machiavéliquement ardues de Ligeti, avec cette alternance entre « clocks and clouds », la pulsation et l’éther, mais ici au service non d’une vision tristement désabusée, mais d’un tropicalisme mutant. Sons de synthétiseurs brillants et plastiques se mêlent à des cris d’oiseaux et des tons percussifs pour créer un joyeux fatras. Cette fois ce n’est pas un dodécaphonisme parti en chicken run, mais un sérialisme qui se cannibalise et fini en Cuzco mégalo et hystérique. [MK]
Zone Bleue – Zone Bleue (KRAAK)
Amédée de Murcia est un professionnel généreux, quoique légèrement dispersé. Entre sa participation au label In Paradisum et ses mille projets, on ne sait jamais où donner de la tête ; et qu’il parte en mode électroacoustique technoïde et abrasive (Somaticae), electronica super nerveuse (Jazzoux, le groupe qu’il forme avec Claire Gapenne / Terrine, qui vient d’ailleurs de sortir un super album sur Bruit Direct Disque), musiques basses et extatiques (O.D. Bongo, son duo mythique 100 % teuf qui gratte avec le non moins légendaire Eduardo « C_C » Ribuyo, qui vient d’ailleurs de sortir un super album sur In Paradisum) ou même pop zarbi (Balladur, avec l’équipier Romain de Ferron), je suis conquis. Mais alors quand il s’autorise à dériver dans le mélodrame minimaliste et babloche, à l’américaine, j’explose. Zone Bleue, ce n’est que ça : et que je t’enfile les arpèges avec des sons MIDI soyeux, comme des cigarettes qui font rigoler et de la poudre qui fige les paupières, c’est un plaisir. Ces sept morceaux sont une envolée ubique pour le Japon et les Baléares, mais aussi le salon d’esthétique dimensionnelle de monsieur Reich. Je ne touche plus terre, tel un être céleste composé à 98 % de sinusoïdales, je stationne entre l’éther et l’océan. C’est la félicité totale. Pas de quatrième monde ni d’orientalisme next gen, mais le souvenir de l’envers d’un endroit souvent visité. Une « ambiance aquatique » – la Zone Bleue, quoi. [LP]
Vient de paraître chez les Péruviens de Hanuna un immense Golem multicolore de pure beauté musicale, qui marche paisiblement sur la cordillère des Andes (comme un géant bavard échappé d’un album de F’murr). Golem sans âge, mais aussi sans maître (ce qui est un progrès dans les conditions de travail des Golems), sans formule qui le contrôle (sans rien sur le front). Il vous attend, mouvant, un peu assourdi, perché sur un piton rocheux plein de bonnes herbes comestibles, ou sur un arbre de haute altitude un peu maigre et échevelé, toujours disponible pour ouvrir la bouche et pour poser ses doigts sur la guitare, et alors c’est à défaillir de bonheur tellement c’est beau. Raktako était une figure phare de la musique andine des années 30-40. Guitare, passé qui ne passe pas, magie, classe, tremblements et tout le futur de la musique. [TD2S]
Mori Mori – Birds & I (Exquisite Releases)
Parfois j’ai l’impression que je ne pourrais jamais complètement détester de la musique anglaise. Peut-être parce ce que je dois me sentir un peu rosbif derrière ma bienséance naturelle et mon incroyable probité. Ma fascination britannique m’a cette fois-ci poussé vers le disque de Mori Mori, récente sortie du label Xquisite Releases, maison londonienne qui abrite nombre de mes chouchous du moment (Susu Laroche, Great Area, oxhy) et qui semble maîtresse dans la mise en lumière de projets électroniques aux arrangements parfois ultra pop ou ultra noise ou ultra chéper, se contre-foutant légèrement de nous bousculer. S’articulant sur des collages sonores avec une volonté lumineuse et douce, le disque renferme dans sa première moitié l’espoir du printemps, avec toutes ces boucles électroniques super moelleuses et très belles. C’est un peu comme un album de dream pop passé à la moulinette numérique, du moins c’est le ressenti un peu bizarre qui m’a traversé. Ça m’a fait aussi lourdement pensé à des projets très Pitchfork de ma vingtaine, comme Baths ou Nosaj Thing, qui étaient très tendances à l’époque sans doute pour les mêmes raisons. Cet album est clairement touchant et va s’égarer dans beaucoup plus de noirceur sur sa deuxième partie, mais le style n’est jamais vraiment obscur, on ressent plutôt l’impossibilité de faire autrement au bout d’un moment car la vie reste un long fleuve de merde que même la musique anglaise ne semble plus capable d’adoucir. [NN]
Westside Gunn + Eastide Flip – « Super Kick Party » (clip version)
Alors oui, ce track est issu d’un album qui est loin d’être une nouveauté – on rappelle que 10, l’excellent dernier LP du natif de Buffalo est sorti à la fin de 2022. Mais le clip, qui date de début 2023, a posé un climax audiovisuel pour l’année, voire les siècles à venir : ça sera donc toujours une nouveauté (belle pirouette, non ?). De toute façon, ce n’est pas tant la partie de Westside Gunn, qui pose parfaitement sur une instru parfaite (comme d’hab), mais plutôt de ce qui vient après et n’apparaît pas sur le morceau original qui me décroche les maxillaires : un kickage en forme de logorrhée ahurissante et hallucinée par un certain Eastide Flip, unijambiste en fauteuil roulant et crackhead notoire de Buffalo, posé a posteriori (il me semble) sur une instru démoniaque. La captation de la voix est à l’arrache de fou – y’a du vent, ça sature, ça compresse –, rien n’a été nettoyé, c’est d’une saleté divine. Ça fait tellement de bien à ce niveau de rap jeu ce genre d’audace, cette radicalité qui se la raconte pas, rien à redire ! C’est comme un morceau dans le morceau qui arrive de nulle part pour prendre toute la place (une prouesse quand on connaît le niveau d’Alvin Worthy), change en protagoniste principal celui qui n’était jusqu’ici qu’un corps dansant, un accessoire. Et puis la vidéo qui se focalise entièrement sur un bonhomme en situation de handicap, pas à moitié dans la galère et que l’on devine un brin dangerous (c’est d’ailleurs lui que l’on voit, fier comme un coq pas encore décapité, sur la pochette de 10), je trouve que c’est un move à la fois très très classe et très très thug qui fait bouillonner le ventre sans aller chercher la larme. [LP]