J’adore mater des blockbusters dans des cinémas multiplex sur des écrans plus que géants, avec si possible des tonnes de gens dans la salle. Franchement, rien que de penser à cette configuration… ça me donne presque des frissons, surtout s’il y a ces scènes dramatiques typiques où le bien triomphe du mal au ralenti sur de la musique classique grandiloquente, ou encore d’autres où des personnages dans des états émotionnels pas possibles – pleurant, grimaçant, gémissant – se débattent contre leur destin.
J’en parle aujourd’hui car c’est précisément ça, à mes yeux, l’esprit de la trance que j’aime, ce genre drama queen dont les fantômes habitent le disque que je recommande : Total Mind (2019) de Quit Life. Cet EP déclare en fait sa flamme à la trance tout en portant un regard critique sur ce qui la définit depuis sa naissance dans les nineties : une recherche d’intensité maximale atteinte le plus rapidement possible, aussi factice et/ou facile soit-elle. Car le problème avec l’intensité, c’est que pour la maintenir il faut aller toujours plus loin : c’est donc sans fin, absolument épuisant, et ça se termine par un effondrement. Les Suédois de Quit Life ont eux pris le parti de résister à la trance, pour mieux la préserver. Ils ont été choper des vieux samples commerciaux du genre dont ils ont dompté l’intensité avec des coups d’arrêt, des sas de décompression ou encore des accélérations, tous justifiés par l’approche narrative dark sci-fi du disque (un voyage sans fin dans l’espace intersidéral). Telle est d’ailleurs la description que fait Quit Life de son EP : « une saga sonore transcendantale (…) dans des cycles de création, de disparition, de renaissance et tout ce qui se trouve au-delà ».
Les musiciens se sont en fait engagés dans la trance à corps perdu et avec grandiloquence. C’est ce qui distingue leur démarche de celle, plus savante et plus retenue, de Lorenzo Senni, lui aussi aficionado du genre. Alors que la star italienne décortique et enrichit tel un orfèvre les arpèges de synthétiseurs propres au genre (on peut citer le JP-8000 de Roland comme un pilier de « l’instrumentarium trance »), les Suédois poussent à l’extrême ses caractéristiques. Plus minimaux, plus brutaux car influencés par l’énergie du gabber, ils investissent à fond les ballons l’émotion des mélodies, en quête de climax « grand spectacle » qui soulève le cœur et relève presque de l’ego trip.
Quit Life propulse la trance, née aux balbutiements de l’internet, dans l’ère de l’intelligence artificielle et de la simulation virtuelle. Le disque évolue comme comme un jeu vidéo, par niveaux, et se vit comme si, vêtu·e d’une armure ultra-brillante, on était l’héroïne/le héros/la.le messie d’une épopée 4D en traversant le mur du son et de la lumière. Dès le premier track, on est sur une rampe de lancement dans un vaisseau en partance pour des mondes parallèles. Et dans le titre qui suit, « Awake », on retrouve cette sensation que j’aime tant chez SALEM ou Evian Christ : celle d’être traversée de mille jets de lumières jaillissantes, de faire des milliards de petites expériences de mort. La musique pousse à l’extrême des fantasmes (de super-puissance, de plongée dans l’inconnu, de vitesse) pour mieux apprendre à survivre à leurs désillusions.
Cet ego trip musical n’est cependant pas totalement narcissique car il se nourrit d’un puissant désir de communion collective. Dans les gestes bourrins de la trance, il y a en réalité la mise en échec d’une tentative de communication. La volonté de partager un sentiment est là, bien puissante, mais on n’a pas les mots, ou alors il n’y a pas de mots. Du coup, on en fait des tonnes et ça déborde d’émotions générales et vagues dans lesquelles plein de monde peut se reconnaître. C’est pour cela que la trance est souvent moquée et facilement ratée, je crois, car cette quête de sensations fortes peut vite se dégonfler comme un vieux ballon de baudruche, et s’avérer ridicule. Personnellement, c’est ça que j’aime, car ça raconte une quête impossible : comment la musique tente de fédérer et comment elle essaie d’invoquer des affects partagés par la foule, par la masse. C’est ça qui me donne des frissons à la fois dans les blockbusters et dans la trance, et ici dans ce disque : le sentiment d’être partie prenante d’un vaste collectif dont on ne saisit pas les contours, d’appartenir à quelque chose de plus grand que soi, d’être à la fois soulevée et engloutie par le monde, dépassée. Ça se rapproche, je crois, de ce qu’on appelle le sentiment océanique, à savoir l’impression d’être en unité avec l’univers.
Total Mind est à cet égard et à mes yeux la version musicale d’un de mes films préférés : Interstellar de Christopher Nolan. Il y a ici la même dissolution du moi, ce même vertige existentiel face à l’infini spatio-temporel, notamment face au désastre écologique que met en scène le film. Les mélodies me tordent le cœur car elles sont épiques, euphoriques, mais surtout gonflées d’une profonde mélancolie (« solastalgique » ?). L’humanité est malade, la mort est imminente et elle est sublime. C’est pour ça que cette réflexion émotionnelle sur les cycles de vie et de mort n’évoque pas seulement la renaissance de personnages de jeu vidéo (le « die and retry »), mais aussi l’obsolescence programmée, et surtout le concept de crise, d’aggravation d’une situation appelant à une prise de décision et débouchant à un changement d’état. Quit Life nous enjoint peut-être, dans cette perspective, à faire le deuil de nos aspirations toxiques en nous les faisant vivre à fond : conquête de l’espace, performance, individualité toute-puissante… D’où la dimension à la fois escapiste et cathartique de cet EP : un dernier tour dans le Space Mountain, un dernier rush, une dernière défonce avant un crash inéluctable.