Les aventures jamaïcaines d’une chanson de Valerie Simpson

Musique Journal -   Les aventures jamaïcaines d’une chanson de Valerie Simpson
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Ce matin, je vais vous parler de Valerie Simpson, plus précisément d’une de ses chansons, et des reprises jamaïcaines dont elle a ensuite fait l’objet. En soi il n’y a rien de très inhabituel à ce qu’un titre américain soit repris par des artistes reggae, et si je me permets de m’y intéresser c’est d’abord parce que j’adore cette chanson mais surtout parce qu’elle a suivi un « parcours de reprises » plein de bonnes surprises musicales, en tout cas pour moi.

En tandem avec son mari, le léonin Nickolas Ashford, disparu en 2011, Valerie Simpson a écrit des centaines de morceaux pour, entre autres, la Motown, dont « Ain’t No Mountain High Enough » pour Marvin Gaye et Tammi Terrell,  ou « I’m Every Woman » de Chaka Khan. À partir des années 70, en parallèle de leur carrière de songwriters et d’arrangeurs, les deux amoureux ont aussi sorti des disques parfois sublimes sous leur propre nom, Ashford & Simpson. Certains de leurs tubes comme « I Found A Cure » ou « One More Try » ont été joués maintes fois par des DJ comme David Mancuso ou Larry Levan. Plus que la soul ou le R&B, leur créneau est la variété haut de gamme, adulte, avec beaucoup de cordes, des grooves amples mais pas trop excités, et des textes sentimentaux très premier degré. Mais avant ce succès en couple, Valerie Simpson avait tenté sa chance en solo et enregistré deux albums, dont le second, Valerie Simpson, comporte plusieurs merveilles de tendresse et d’orchestration. « Silly Wasn’t I » en fait partie.

Musicalement, le morceau brille d’un éclat sobre, typique du travail des deux auteurs. Dans les arrangements, l’émotion avance avec une certaine retenue, elle ne vient pas forcer le passage dans les cœurs – ici, on respecte l’auditeur. La mélodie et le phrasé ont une couleur de comptine, on s’y attache tout de suite, on a envie de les cajoler en chantant à son tour, bref, tout se passe bien. Les paroles, elles, parlent d’un garçon infidèle, la narratrice fragile et naïve en pleure toutes les larmes de son corps, elle n’aurait jamais cru ça de son bien-aimé, on sent vraiment le chagrin d’amour adolescent, et c’est là que ça devient curieux puisque Valerie Simpson a déjà 26 ans et qu’elle est mariée depuis près d’une décennie alors qu’elle chante ces textes, qu’elle a donc également écrits avec son époux et leur amie Joshie Armstead. Certes, je sais bien qu’un interprète peut choisir de jouer des personnages selon les chansons. Mais là, tout le reste de l’album tourne autour de thèmes plutôt matures, d’histoires de meuf posée : il y a même une chanson superbe qui évoque un certain « Benjie », un prétendant de jeunesse que Valerie regarde aujourd’hui d’un air bienveillant, genre t’étais mignon quand même, ah la jeunesse. Et puis la photo de pochette la montre en femme libre, bien dans son corps et dans ses platform shoes. Du coup je me dis que la présence ici de « Silly Wasn’t I » est sûrement accidentelle. Il y a donc la possibilité que la chanteuse et ses camarades aient écrit cette chanson pour une très jeune artiste, mais que la commande soit finalement tombée à l’eau et que Valerie ait préféré la récupérer pour elle, sans en modifier les paroles. C’est envisageable, quoique hasardeux de sa part. On peut aussi imaginer qu’elle ait écrit la chanson pour elle seule, en sachant très bien qu’elle ne collait pas à sa personnalité mais qu’elle pourrait néanmoins tenir lieu de conte moral plus ou moins folklorique – en gros, Simpson aurait presque voulu faire passer la chanson pour la reprise d’un air populaire qui apprend aux jeunes filles à se méfier des garçons. Mais là encore, ça me paraît tiré par les cheveux, bien que non dénué de panache. L’hypothèse que je soutiens, c’est un mélange de ces deux hypothèses erronées : la chanson bien a été écrite comme un titre original de Simpson, mais ses auteurs, conscients de sa qualité musicale et lyricale, avaient prévu qu’elle fasse ensuite l’objet d’une reprise par une très jeune artiste – ils savaient que ça ne pourrait pas ne pas arriver.

Et la preuve en est que, deux ans plus tard, une chanteuse de 18 ans va en effet reprendre le morceau. C’est une Jamaïcaine qui s’appelle Sharon Forrester et sa personnalité, ou du moins ce que l’on en devine puisqu’elle débute, a l’air de beaucoup mieux correspondre à l’ambiance gnangnan-fleur bleue des paroles. Le résultat est superbe, sa voix d’enfant et son articulation disciplinée résonnent juste comme il faut à l’intérieur de ce petit drame amoureux. On a là encore envie de reprendre en chœur, comme pour l’aider à retrouver goût en l’existence, allez c’est pas grave ça va passer, Sharon, et tu sais c’est comme ça les mecs, c’est des gros lâches.

Plus crédible que Valerie en ingénue, Sharon ne tient pourtant pas son personnage beaucoup plus longtemps que l’Américaine lorsqu’on écoute l’album où figure « Silly Wasn’t I », intitulé Sharon. Normal, puisque c’est un disque surtout composé de reprises – de Leon Russell, James Taylor ou Smokey Robinson – qui servent d’écrin à son don vocal et la font donc passer d’un registre à un autre sans avoir à s’expliquer. La super bonne surprise, au passage, c’est que le disque est ni plus ni moins une grosse balle, avec des arrangements qui, en comparaison avec ceux de Valerie, ne se retiennent pas d’étinceler et d’onduler dès qu’ils en ont l’occasion. Pour l’anecdote, la Jamaïque vivait à l’époque une grève des musiciens et le label Ashanti avait donc décidé d’aller faire enregistrer sa jeune star en Angleterre avec un binôme de producteurs surmotivés : Geoffrey Chung, un Jamaïcain d’origine chinoise qui deviendrait vite une référence derrière la console – il a notamment été ingénieur du son sur Aux armes et cætera de Gainsbourg –, et l’Anglais Robert Bailey, membre entre autres des groupes Osibisa ou Breakfast Band. En tout cas le résultat fait l’effet enveloppant d’un ciel de douche de volupté, d’une vaste caresse de bien-être et de sérénité. C’est un trésor de la première époque du lovers rock, ce reggae romantique propre à Londres, où il prendrait un autre tour dans les années 80 avec l’arrivée du digital.

C’est justement une version très digitale de « Silly Wasn’t I » qui quinze ans plus tard va sortir sur le label anglais Mango, avant de figurer par la suite sur une compilation Trojan. L’interprétation de la chanteuse Ebony y est ici distanciée : sa voix puissante et assurée n’est en aucun cas celle d’une collégienne malheureuse en amour. L’adorable mélodie bébête reste pourtant là, mais elle se trouve contrebalancée par des effets de drums fantomatiques – un contraste entre l’inoffensif et l’agité, le plat et le tranchant, qui, même si je ne suis pas du tout spécialiste de la musique jamaïcaine, me semble habiter de nombreux titres conçus avec ces technologies à l’époque.

Le dernier artiste à avoir repris « Silly Wasn’t I » en a fait une singulière créature mais n’a pas jugé bon d’en garder le titre, ni d’y conserver une piste vocale. D’ailleurs, le titre de sa version, « Space Dub », est aussi le titre d’un autre morceau de lui, présent sur d’autres anthologies, bref c’est assez confus mais en même temps les choses sont, je crois, souvent confuses dans la discographie de Lee Scratch Perry. Le morceau qui nous intéresse ici est donc un dub, au sens général de version instrumentale, sauf qu’il n’y a semble-t-il pas de trace d’une version initiale chantée. Ce pourrait davantage être un dub au sens où l’a pratiqué son créateur, à savoir une instru tellement creusée, tellement enfumée, qu’on peine à y reconnaître les contours de l’original, mais étonnamment, non : le son est très clair pour du Lee Scratch Perry, ça pourrait servir d’accompagnement à une cérémonie new-age pour enfants, et le développement évoque plus la rêverie dans l’espace que la descente en spéléo – mention spéciale, vers la fin, aux sons « alien » qui ne font pas du tout peur.

Alors qu’est-il donc arrivé dans la Black Ark ? Pourquoi ce riddim paraît-il si gentil, si pédestre, presque désyncopé ? Pourquoi est-il selon les sources crédité tantôt à Perry, tantôt à Perry et Mad Professor, tantôt à un certain Phil Pratt ? Et comment se fait-il qu’il ait cet homonyme bien plus classique non loin de lui dans le catalogue ? J’ai déjà posé toutes ces questions à David Katz, le biographe de Lee Perry, et j’espère bien que sa réponse élucidera ce mystère. Pour patienter d’ici là, vous n’avez qu’à vous plonger dans les somptueux albums de Valerie Simpson et Sharon Forrester, ou explorer les collections lovers rock de chez Trojan, ou encore vous cogner l’intégrale de Scratch, au casque, sans arriver à remettre la main sur vos feuilles à rouler.

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