Aujourd’hui, je laisse la parole à Hervé Loncan, qui occupe entre autres fonctions officielles celle d’homme de l’ombre de la revue Audimat. Nous prions par avance les graphistes adeptes de l’épure, que nous savons nombreux à nous lire, de bien vouloir nous excuser de leur infliger d’entrée cette pochette que, de notre côté, nous trouvons splendide.
Je me souviens d’un bouquin lu dans mes jeunes années : Je vieillis bien de Jackie Berroyer. Je retombe régulièrement dessus lors de séjours chez ma mère, quand je passe en revue mes livres, stockés là depuis beaucoup trop longtemps dans l’attente de jours meilleurs. Ce que le livre raconte, je ne me le rappelle que très vaguement, mais la quatrième de couv, je la connais bien. Berroyer y croise un vieux copain, constate que les années en ont fait un genre de gentil beauf avec lequel il n’a plus d’atomes crochus, mais conclut toutefois : « Au fond, je me demande à quoi ça sert d’être moins con que lui. » Tout ça pour dire que je crois que l’amateur de musique en moi, lui, vieillit mal. Le désir s’érode, le repli sur les acquis semble inévitable. Je m’impose une discipline de fer (ou disons plutôt de papier alu) pour écouter encore des nouveautés, mais tout me pousse à regarder par dessus mon épaule, vers un passé plus enthousiaste, plus sexy, plus safe. Je suis comme un vieux sac plastique informe ramené sans cesse sur la plage par un implacable ressac. Comment s’y prendre, quand on est « moins con que lui », ou en tout cas potentiellement plus curieux, plus alerte, pour que ça serve à quelque chose ? Pour que le mouvement du sac plastique génère de l’énergie ?
Exemple. L’autre jour, j’ai été l’invité d’une émission sur une petite radio parisienne, pour passer quelques disques que j’aime bien. Bien sûr, j’ai voulu me la raconter un peu en mettant des trucs que je jugeais cool, distinguants, érudits. Mais comme à chaque fois que j’en ai l’occasion, j’ai aussi glissé un morceau de ce duo anglais qui incarne selon moi le groupe pas cool par excellence : Renegade Soundwave. J’avais choisi « Women Respond to Bass » avec ses passages spoken word en français totalement irrésistibles : « Il fait froid dans Paris. Enfin trouvé la rue, après des heures de marche. J’arrive dans la boîte, les escaliers qui glissent. Et vient la basse, physique… ». J’adore Renegade Soundwave. Vraiment. Interrogé par mon hôte, Marion, sur ce que je venais de passer, je me suis pourtant trouvé complètement pris au dépourvu. J’ai expliqué qu’ils étaient à mon sens trop méconnus, mais je n’ai rien su dire de l’importance fondamentale qui est la leur, à la fois pour moi et, me semble-t-il, dans l’histoire de la musique britannique. J’en ai parlé comme d’une influence sur les Happy Mondays, et j’ai rappelé qu’ils étaient signés sur Mute (également connu sous le nom de « le label de Depeche Mode », ce qui est évidemment terrible pour l’excellente maison de Daniel Miller, mais bon). Marion m’a alors demandé s’ils étaient de Manchester, j’ai répondu : « De Sheffield, je crois », avant de me lancer dans un approximatif descriptif : « De la musique d’Anglais éméchés, c’est très agréable. » Wow, pertinent !
Je suis ensuite rentré chez moi en portant contre mon cœur un bon gros bad des familles. D’une part, Danny Briottet, Gary Asquith, et Karl Bonnie – ce dernier ayant rapidement quitté le groupe – sont de Londres, et d’autre part, je me sentais rouillé, un peu minable, incapable de partager et de transmettre. « C’est très agréable » ? Sérieux ? Un quadra incapable de partager et de transmettre, ça sert à quoi déjà ? Et pourquoi personne ne parle jamais de ces putains de Renegade Soundwave ?
Je les ai découverts avec leur second single, « Cocaine Sex », dont le titre me paraissait alors follement exotique. Un énorme beat raide et vaguement dissonant, une basse simultanément dubby et hystérique, des samples de voix féminines du genre lascif et une espèce de rap de blanc à l’anglaise. Un vrai bordel, sale, méchant et totalement dénué de complexe, du jus de poubelle hédoniste, novateur par inadvertance seulement. M.A.R.R.S, les gens de ZTT et Coldcut avaient préparé le terrain, certes, mais sans la fondamentale dimension « petites frappes » de Renegade Soundwave, le côté bravache – jonglant avec des thèmes vaguement virilistes et la souvent exténuante esthétique du lad – de paroles qui faisaient tremper les blouses immaculées des expérimentateurs de studio dans le stupre des caniveaux londoniens. En gros, l’indie kid provincial que j’étais découvrait d’un coup le hip-hop, l’electro, le dub, la musique industrielle, la drogue et l’abandon sur le dancefloor. Toutes choses qui allaient, au cours des trente années suivantes, pas mal occuper mon esprit.
Aux curieux, on conseillera donc RSW 1987-1995, le best-of sorti par Mute en 1996, idéal résumé de ce big bang briton, à la fois prognathe et précognitif, qui présente tous les premiers singles du groupe (les indispensables « Cocaine Sex », « Kray Twins » ou « Biting My Nails »), et sa seconde phase plus axée sur les mélodies et plus orientée dub (« The Phantom », « Positive ID », « Renegade Soundwave »), qui a manqué de leur apporter le succès au-delà de leur public de ravers avinés.
Car il faut le dire, le groupe a touché du doigt une tardive gloire française. Leur musique était lardée de gros samples déjà rincés à l’époque, comme celui du générique d’Amicalement Vôtre (sur « Transworld Siren »), mais la magie opérait systématiquement car telle était la grandeur de leur génie. En 1994, sort ainsi le single éponyme, « Renegade Soundwave », annonciateur du second album (et dernier si l’on exclut The Next Chapter of Dub, un companion album sorti l’année suivante) : Howyoudoin’. Si les paroles comptent parmi les plus belles jamais écrites (« I was just coming back from a house party / My ears were numb / I was feeling excited / I could taste it… / The melody breaks / Flashing faster than time / My house was shaking, my walls vibrating / Renegade Soundwave, Renegade Soundwave, Renegade Soundwave » – quitte à digresser un peu, je ne résiste pas au plaisir de vous livrer la version française, que l’on peut entendre, dite par la même voix féminine de maîtresse SM bienveillante sur le RSW International Underground Mix de « Women Respond to Bass » : « Je sortais tout juste d’une fête, les oreilles encore bien sourdes, toujours énervée, gonflée à bloc, j’étais prête à toute éventualité »), c’est le sample du « Bonnie and Clyde » de Serge Gainsbourg qui avait valu à la vidéo promo d’être régulièrement diffusée dans 22 v’là les clips, le soir, sur M6. Pas de bol, à peu près au même moment, MC Solaar triomphe avec son « Nouveau Western », produit par La Funk Mob, qui utilise exactement le même sample : la France dit alors « gare au gorille mais gare à Gary Cooper », et du coup le coche est loupé pour les renégats londoniens. Notons que sur le fameux RSW International Underground Mix mentionné au-dessus, le sample de Gainsbourg a giclé au profit d’une ligne de basse phénoménale, d’un beat squelettique quasi 2-step, de nappes et d’un discret petit shuffle dubbisant – probablement ma version préférée de ce titre aujourd’hui.
Par ailleurs, pourquoi ai-je fait, dans mon commentaire à la radio, de Renegade Soundwave des ancêtres des Mondays ? Et qu’est-ce que j’ai voulu dire au juste par « musique d’Anglais éméchés » ? J’ai probablement songé au côté déclamatoire, et au mélange des genres plus ou moins fluide – en tout cas, évident au moins pour ses auteurs. J’ignore en réalité si les frères Ryder avaient eu connaissance des premiers singles de Renegade Soundwave. Peut-être. Ce qui me paraît certain, par ailleurs, et ça me peine un peu de devoir l’écrire quand je n’ai pas osé le dire l’autre jour, c’est que RSW ont créé quasiment à eux seuls (et là, il est possible que je me fasse molester par la poignée de fans survivants de Meat Beat Manifesto, mais je les attends, serein) un autre genre, un bien dégueulasse et que beaucoup ont préféré oublier : le big beat. À leur corps défendant, très probablement, mais tout de même. J’en veux pour preuve la présence du titanesque (désolé, je ne vois pas d’autre épithète qui conviendrait ici) remix de « Renegade Soundwave » par Leftfield sur la compilation fondatrice du genre, Brit Hop And Amyl House, sortie en 1996 (compile encore aujourd’hui tout à fait recevable). En 2019, le CD est de retour et le trip-hop n’est jamais vraiment parti très loin, il reste toujours en embuscade, mais je crois en revanche que beaucoup d’eau va devoir encore couler sous les ponts avant que le big beat ne redevienne cool. Et quand bien même, les Renegade Soundwave n’occuperaient probablement pas la place qui leur reviendrait de droit si un jour cette espèce d’électro pour hétéros bourrachos en venait par miracle à réapparaître.
Bref, je n’arrive que très douloureusement à remplir ma (pourtant auto-assignée) mission de transmission. Je vieillis mal, contrairement à la musique de RSW, ou à leur logo super moche, une tête de lion rugissant métallique en 3D cheapos, qui me paraît parfait et totalement intemporel aujourd’hui. En plus de m’avoir servi de passage secret qui m’a conduit à Throbbing Gristle, Rhythm & Sound, ou JVC Force, elle est surtout ce tas de fumier sur lequel a fleuri tout un pan de la musique britannique, dont on peut retrouver encore des échos, des lambeaux peut-être, d’une certaine manière, chez les producteurs les plus captivants qui s’agitent en 2019, de John T. Gast aux mecs de chez Bokeh Versions (qui ne sont pas tous britanniques, certes) en passant par le crew Young Echo à Bristol, voire à Sleaford Mods. Et donc ? Et donc, bah écoutez, « c’est très agréable ».
3 commentaires
Je suis arrivé après cette bataille mais j’ai toujours tellement été séduit par ce nom « Renegade Soundwave » et leurs logos (comme Metalheadz) que j’espérais bien savoir par quel « bons morceaux » les prendre un de ces jours, donc merci pour ça et pour l’éloge honteux de l’agréable.
Merci pour cet article. Grand plaisir de lecture pour moi qui suis quarantenaire et également fan de Renegade Soundwave, tellement mésestimés, même à l’époque. Il y eut par la suite le premier album des Lo-Fidelity All Stars, pour moi prolongementdirect des travaux des Renegade Soundwave.
Oui, on se souvient très bien du premier album des Lo-Fi, dont le très beau morceau final, « Nightime Story » et son sublime sample du « If and When » de The Three Degrees, se refermait sur ces mots : « I had no idea it was going to end in such tragedy… »