Je ne vais pas vous mentir, jusqu’à la semaine dernière je ne savais pas que ce disque était un double album. Acheté il y a un bon moment chez Boulinier, il n’a consisté pour moi durant toutes ces années qu’en un seul vinyle, une face A et une face B ; je n’ai jamais bien regardé le tracklisting, sans quoi je me serais aperçu que les employés du célèbre soldeur de la rive gauche avaient omis d’indiquer qu’il manquait le deuxième disque dans la pochette. Et voici quelques jours, quand j’ai pour la première fois écouté Clube Da Esquina 2 sur une plateforme de streaming, j’ai pu me rendre compte que tiens, il durait beaucoup plus longtemps que ce je croyais.
Heureusement pour moi, cette seconde moitié n’a pas non plus rien à voir avec la première. Il faut dire que la musique de Milton Nascimento est déjà bien assez touffue dans l’absolu. Elle est d’une part idiosyncratique : il y a la voix si caractéristique du chanteur brésilien, son écriture pleine de ruptures et de changements de décor, le son mi-live mi-psyché, ce feeling variété-fusion brinquebalant qui caractérise pas mal de ses travaux. Et en même temps, ses chansons en un sens ne lui appartiennent jamais vraiment, on dirait plutôt qu’elles sont l’œuvre d’un collectif, d’un collectif de musiciens certes (une partie des titres sont écrits par d’autres auteurs que lui) mais aussi voire surtout d’un collectif populaire et symbolique qui donne cette impression que les compositions avancent au rythme d’une fanfare, d’une caravane qui à chaque pas ou chaque mesure s’enrichit ou se déleste d’un nouveau participant, ou qui s’inspire d’une scène ou d’un paysage qu’elle aperçoit.
Si je parle de cet album, c’est surtout que j’ai eu la chance de voir l’incroyable film brésilien Bacurau (en projection presse, dans le cadre d’un article que j’écris pour GQ, si vous voulez tout savoir), récemment primé à Cannes, et qui montre justement la vie d’un collectif, à savoir des habitants d’un village isolé du Nordeste. Cette communauté, dont on peut dire qu’elle est le personnage principal de l’histoire, ou en tout cas son enjeu majeur, assemble des gens fort hétéroclites mais qui sans avoir à trop se parler forment ensemble un tout, une entité organique, une pangée précaire mais d’une force supérieure à celle de n’importe quel agresseur, fût-il armé et riche. On y croise un barde, un jardinier naturiste, des livreurs, une médecin, un instituteur, des travailleuses du sexe, en somme c’est un tissu, une rapsodie de gens qui peuvent s’engueuler mais qui néanmoins se tiennent les uns les autres. Et c’est à peu près ce qui se passe dans ce disque traversé par des chants traditionnels, des virées rock bien braisées, des balades qui fendent le cœur, des passages zicos prog-fusion à vous décoller le papier peint, et où interviennent plein d’autres artistes – que je ne connais pas pour la plupart, en dehors de quelques célébrités comme Ellis Regina, Chico Buarque, le groupe fusion Azymuth ou le co-auteur historique de Milton, Lô Borges – qu’on dirait ici comme chez eux.
On sait que la musique brésilienne a produit des chefs-d’œuvre qui ont le pouvoir de plaire à peu près à tout le monde, et je ne dis pas ça en mal, évidemment. Certains classiques de la bossa-nova et de la MPB, de Vincius de Moraes à Chico Buarque en passant par Gilberto Gil ou Astrud Gilberto, font partie de ces choses qui resteront peut-être éternellement en place au rayon “ plaisir, douceur et mélancolie” des discothèques des honnêtes gens. Milton Nascimento n’appartient pas à cette catégorie et j’ai ainsi souvent vu des amis pourtant pas spécialement fermés d’esprit me demander de changer quand je mettais ses disques. L’émotion sans fard de son expression peut déranger (sur Clube Da Esquina 2, le deuxième morceau a par exemple déjà l’air d’être un final hyper poignant, ça peut surprendre), tout comme le caractère théâtral et métamorphe de son chant – il semble incarner ici une femme, là un enfant, parfois un chien, un oiseau, un esprit des bois ? –, les sinuosités de son écriture perturbent parfois et la dimension quelque peu caravanesque que j’évoquais plus haut a de fait de quoi troubler les amateurs d’unité formelle. Pourtant, sa façon de tout laisser ouvert – sa plume, son cœur, et avec eux les portes de son studio et les registres musicaux qu’il explore – permet de générer dans ses chansons une foule, une bousculade de sensations et de reflets. Ça ne fait pas qu’impressionner, ça ne relève pas vraiment de la virtuosité, même si j’imagine qu’il faut beaucoup de travail et d’expérience pour parvenir à ce résultat, à cette impudeur et ce refus des cadres qui finit par griser et ensevelir l’auditeur. Il y a toujours chez lui cet effet de trop-plein et en même temps d’inachevé, de hors-champ, de modestie lyrique que je n’ai jamais rencontré avec une telle récurrence chez un autre artiste, au Brésil ou ailleurs.
Clube Da Esquina 2 est comme son nom l’indique la suite de Clube Da Esquina, qu’on considère souvent comme le plus bel album de Milton, sorti cinq ans plus tôt. Le titre veut dire “Le club du coin de la rue” et il désignait au départ un collectif de Belo Horizonte, dans la région de Minas Gerais (au Sudeste du pays) monté entre autres par Nascimento à ses débuts dans les années 60 avec Lô Borges ou Wagner Tiso, également présent ici. Après le succès de ce premier volet, il s’est fait remarquer par Wayne Shorter et s’est retrouvé à côtoyer Cat Stevens, Quincy, Paul Simon et pas mal de jazzmen (Herbie, Pat, Ron, Jack, tout ça) tout en continuant à sortir des disques à un bon rythme – le dernier date de 2015. J’ai beau souvent accumuler des informations biographiques ou techniques sur les musiciens que j’aime, il m’arrive pourtant parfois de très bien connaître les disques d’un artiste sans trop chercher à savoir qui il est dans sa vie, ni même à comprendre ses paroles. C’est le cas de Milton, dont je dois bien avoir six ou sept albums en vinyle (un chiffre qui, dans ma collection réduite, est plutôt élevé pour un même auteur) mais sur lequel je n’avais jamais rien lu jusqu’à ce que je prépare cet article. Je ne me rappelle d’ailleurs plus très bien ma découverte de sa musique : je sais que Joe Claussel et Kerri Chandler avaient produit en 1997 un edit deep house très Body & Soul de son morceau “Escravos de Jo”, le tube qui ouvre son album Milagre Dos Peixes (que je préfère à Clube Da Esquina 1), mais j’ai pourtant le souvenir d’avoir d’abord entendu puis piqué le disque original au père d’un ami. Bref, je ne sais plus trop comment tout cela a démarré et je crois que je ne sais pas non plus très bien ce qui m’a ému dans cette musique si différente de tout ce que j’écoutais à l’époque. J’ai préservé le mystère des chansons et de la personnalité de Milton en me disant juste que ses mélodies me parlaient tellement en s’enroulant autour de moi, que sa voix dégageait tant de vibrations, qu’il n’y avait vraiment rien d’autre à savoir sur lui. Jamais seul et toujours parmi les autres, avec eux il est fort, il est beau, c’est à peu près tout qu’il faut retenir de lui.
2 commentaires
Le titre de cet article est bête.
je fais ce que je peux, mais je tiens compte de votre remarque, merci