Ces derniers temps, je me surprends à être particulièrement attentif aux conditions d’écoute de la musique qui atterrit entre mes oreilles. Je me rends compte, à mon corps défendant certes, qu’il m’est quasiment impossible de ne pas intégrer la période actuelle dans ma manière d’écouter quoi que ce soit, puis d’en parler ensuite. J’aimerais bien faire fi de la pandémie mondiale pour ne parler que des disques, de l’objet en soi coupé du monde extérieur, mais j’y arrive encore moins que d’habitude. Et ce que je percevais comme une facilité d’accroche m’apparait désormais comme une flagrance à laquelle je ne peux simplement pas échapper. Soit.
Je me rappelle d’un papier publié ici où Leslie Chanel mettait en avant le fait que le disque de Scarlatine qu’elle chroniquait lui donnait envie de retourner voir des concerts. Cette affirmation se vérifie particulièrement avec le duo français d’électronique bruitiste Opéra Mort qui nous concerne aujourd’hui. Premièrement car quiconque a déjà expérimenté leur musique in vivo sait ce que cette dernière ne se déploie vraiment que lorsqu’elle établit un lien direct avec l’auditeur/spectateur, et que le live est le meilleur moment pour capter cette instantanéité (par ailleurs je n’aime pas trop les gens qui disent « c’est mieux en live » lorsqu’ils parlent d’un artiste, ça leur donne un air de satisfaction entendue entre gens de bon goût qui savent, mais là je suis obligé d’admettre qu’Opéra Mort, « c’est mieux en live »). Deuxièmement, si la question du concert est si importante pour apprécier la musique de Jo Tanz et èlg (les deux têtes pensantes derrière les machines), c’est aussi et surtout parce que la plupart de leurs enregistrements couchés sur disque ou sur cassette sont des captations extraites de leurs concerts passés. Leur dernière cassette intitulée Spectacle parue en fin d’année dernière sur le label Tanzprocesz ne fait pas exception. Elle se compose de deux faces d’environ 11 minutes chacune, la première ayant été enregistrée aux Instants Chavirés à Montreuil, la seconde à l’Ancienne Belgique à Bruxelles. Les deux renvoient aux vestiges d’habitudes sociales désormais mises en arrière-plan, dont on attend qu’elles soient remises au goût du jour mais semblent brouillées par des parasitages sur lesquels nous n’avons aucune prise. Ce qui biaise d’emblée la perception que l’on peut avoir de cette musique.
Il y a un manque qui apparaît en évidence quand on écoute de la musique avant tout faite pour le live, et en même temps une manière étrange de résonner dans le monde d’ici et maintenant, c’est-à-dire dépourvu de performances publiques. La musique d’Opéra Mort est traversée tout entière par cette tension : constamment sur le point d’exploser (ou d’imploser, c’est selon), alors même que l’explosion n’advient jamais. C’est là tout le paradoxe ; c’est une musique qui donne envie de baisser les rideaux, de s’enfermer chez soi dans le noir et de se taper la tête contre les murs en cadence. Et pourtant, la pleine expérience de son écoute me paraît difficilement envisageable autrement qu’avec des gens autour – peut-être dans une cave exiguë remplie d’individus pas très commodes, et là on trouve peut-être un compromis. Quoi qu’il en soit, quelque chose surnage, et colle parfaitement avec la période, une manière d’être au monde qui appelle à la claustrophobie, l’aliénation, en épousant ces affects tout en nous donnant envie, à la fois, d’en sortir.
Tout autant que la manière dont on reçoit cette musique par rapport à notre environnement direct, la manière dont Opéra Mort émet sa musique est tout aussi essentielle pour comprendre pourquoi cette dernière importe autant en elle-même, et particulièrement en ce moment. Les conditions d’écoute suscitées découlent directement des paramètres de production et de distribution qui la structurent, lesquels s’alimentent, se répondent l’un à l’autre. Il y a en effet quelque chose d’assez réconfortant et rassurant de voir un groupe présenter sa musique ainsi de nos jours, sur cassette, sans effet d’annonce, qui semble sortie de derrière les fagots et qui ne cherche pas à nous piétiner le visage avec les gros sabots de son prétendu génie. Pour citer le rédacteur en chef du présent quotidien lorsqu’il nous parlait des disques du label Simple Music Experience (je ne les mets pas dans le même sac, mais la description suivante suit le même ordre d’idée) : « Dans leur conception et leur manière de s’adresser à nous, les disques de Simple Music Experience, comme ceux de dizaines d’autres petits labels actuels que j’ai découverts ces derniers temps, ont la décence ne pas vouloir s’imposer à nous comme des gros chacals ».
Mais si on a beau ranger indéniablement Opéra Mort dans la même famille D.I.Y/noise/underground/cassettes/trucs que leurs congénères, leur musique ajoute à cette « démocratie du sensible » et à leur vraie/fausse humilité une approche assez neuve, disons quasiment participative. Lorsqu’on les découvre, l’impression de découvrir un nouveau langage, une musique qui se crée et se produit sous nos yeux au moment où elle se joue, tout donne envie de rentrer dans la tornade de ces dédales de boucles répétitives, lesquelles ont l’indéniable qualité de ne ressembler à aucune autre sur le territoire hexagonal et ailleurs. Car c’est avant tout de cela dont il s’agit : dans un sens, Opéra Mort compte parmi les artistes français les plus importants pour moi aujourd’hui.
Et ce pour au moins 3 raisons :
1. Parce qu’ils font tout simplement autorité, malgré la niche relativement modeste qu’ils occupent. Actifs depuis au moins une quinzaine d’années, Jo Tanz et èlg représentent la figure de proue d’à peu près tout ce qui se fait de plus intéressant en matière d’underground démantibulé en France. Pour le premier, comptons notamment son label Tanzprocesz (qui édite d’ailleurs la musique d’Opéra Mort), mais également des projets solo ou en groupe comme DJ Fusiller, Femme, ou Placenta Popeye, au nom génial. Èlg quant à lui est auteur de nombreux albums sous ce nom depuis 2004, et officie également dans les excellents Orgue Agnès. Les deux se retrouvent régulièrement dans des projets communs, à l’image de Reines d’Angleterre, avec feu Ghédalia Tazartès.
2. Car ils dépassent, circonscrivent et font la nique à tous ces projets, de la scène qu’ils représentent, des courants et des ponts qu’ils érigent ou investissent. Il n’est pas surprenant qu’èlg fasse de la musique de films, ni qu’ils aient à leurs débuts versé dans une sorte de post-club music abrasive et patibulaire. Il y a un effet de transe lancinant et d’images mentales de fin du monde qui s’impriment dans vos rétines lorsque vous les écoutez, qui vont à la fois vous récurer les recoins psychiques les moins honorables tout en vous donnant envie d’aller vous étendre dans des champs de barbelés à perte de vue. Et pour cette raison, n’ayons pas peur des mots, on peut légitimement qualifier leur musique de « rassembleuse ».
3. Parce qu’ils ont tout de suite résonné de manière étrangement intime et familière chez moi, à l’image d’une amitié naissante dont on a pourtant l’impression d’avoir déjà fait l’expérience Je m’explique : lorsque je les ai découverts (en concert, forcément), leur approche a redéfini mon propre rapport à la musique de manière assez frontale, m’a redonné l’envie d’en faire moi-même, et je pense que c’est toujours bon signe – je ne vais pas vous sortir la citation de Brian Eno sur les acheteurs du premier album du Velvet qui ont tous fondé un groupe mais vous voyez l’idée. Encore aujourd’hui, les séditions sonores inouïes qu’ils nous livrent directement depuis leurs machines au bord de l’implosion et leurs câbles qui dégoulinent de partout semblent plus que jamais en phase avec une époque en bout de course. Et je ne vois pas ce qu’il y a de plus excitant qu’un groupe qui donne à son auditeur à ce point l’envie d’en découdre.
Je ne suis pas sûr que parler de Gainsbourg soit nécessairement du meilleur flair dans un article sur Opéra Mort, mais quelque chose m’a frappé ces derniers mois lors des célébrations/embaumements de rigueur des 30 ans de la mort d’un de nos plus célèbres harceleurs nationaux. Tout dans les éternelles histoires de création qu’on se raconte autour du Grand Artiste m’apparaissait alors comme absolument rincé et mortifère : le Génie Français seul contre tous, la sublimation du moche, le Grand Art dans la chansonnette, Gainsbourg vs Gainsbarre, la poésie du graillon, etc. Manies franco-totalitaires de la musique française qui compte, et qui consiste presque automatiquement à déifier la représentation de l’artiste. Une conception à laquelle on pourrait ajouter la figure du Grand Écrivain en littérature, « névrose nationale » décrite par Johan Faerber dans son récent essai du même nom – que je n’ai pas lu par ailleurs. Je ne sais pas bien pourquoi (à vrai dire si, sûrement parce que j’écoutais leur dernière cassette à ce moment-là), mais je me suis dit alors qu’il n’y avait sans doute rien de plus opposé à ce que pouvait être Opéra Mort.
Tout dans leur approche déjoue une narration franco-française toute faite (le génie surplombant, les circuits courts en dehors des circuits traditionnels), et donne tout simplement envie à l’auditeur averti de prendre le taureau par les cornes, écrire son propre récit et arrêter de se référer aux dogmes ou mythes déjà entendus mille fois ailleurs – quels qu’ils soient. C’est une des occurrences de base de la démocratie dans le punk bien sûr, accessible à tous et par tous, mais qui, je pense, acquiert une dimension particulière en ces temps actuels pas jolis-jolis.
L’humilité précitée d’Opéra Mort n’apparait plus alors comme une affaire de choix personnel mais devient absolument nécessaire, déjà pour dépasser une bonne fois pour toutes le mythe du grand démiurge gavé d’hybris, mais aussi et tout simplement parce qu’on n’a plus vraiment le choix si l’on veut insuffler à nouveau un peu d’ardeur et de démocratie dans notre spectacle plus du tout vivant. Je n’aurais sans doute pas envisagé ainsi leur musique il y a encore un ou deux ans ; mais lorsque j’écoute leur dernière cassette, ses crépitements soniques d’un monde perdu ou imaginaire, ses déchets industriels échoués sur une plage post-nucléaire, sa surchauffe hallucinatoire qui vire au vertige, cette petite production gavée de soufre et de modestie mêlés ne me dit pas autre chose qu’ici et maintenant, en ce printemps incertain pour la culture et pour le travail, il m’apparait absolument vital de faire de la musique de cette manière-là.