J’aime bien le fait que cette anthologie de pop brésilienne des 80s et 90s ait été composée sans chercher à n’y exposer que des raretés. Son auteur, Milos Kaiser du duo Selvagem, n’y a pas non plus placé de vrais tubes, mais plutôt des « tubes qui n’ont jamais été », comme l’indique le titre – souvent parce que le public et la critique estimaient que l’usage des machines corrompait la culture musicale du pays de la samba. Mais en tout cas, ça me plaît beaucoup, cette idée d’une chanson qu’on aurait aimée voir en haut des charts mais qui n’a jamais intéressé que soi. Il me semble que c’est le principe radical du digging : découvrir un chef-d’œuvre qu’on sera un temps le seul à connaître – et dont pourrait, en étant vraiment vicieux, rester le seul auditeur. Sauf qu’ici, Milos Kaiser explique que les morceaux sélectionnés ne sont donc pas forcément rares : c’est juste que personne ne les cherche. Et en cela, son approche aurait davantage en commun avec ce que mon ami Lionel et moi appelons depuis quelques années « anti-digging » ou « contre-digging », à savoir une pratique consistant à identifier, sans trop s’investir non plus, tous ces disques pas chers que les diggers ne chopent pas mais qui ne sont pas « grillés » pour autant, et qui sont à leur manière des classiques ignorés.
Et contrairement aux néanmoins merveilleux deux volumes d’Outro Tempo sortis chez Music from Memory, Onda De Amor s’intéresse donc à des choses plus pop, plus faciles, plus « orientées marché », mais en même temps pas tant que ça puisqu’elles se sont mal vendues. C’est de la musique d’exploitation, un peu opportuniste, qui vise un public qu’on imagine jeune ou du moins cool, en reprenant certains codes de la pop anglo-saxonne synthétique et funky à la sauce brésilienne. Ça se ressent en premier lieu dans les voix, évidemment, puisque la langue portugaise et ses inflexions tordent sans surprise les matières de base, comme le font à leur manière le français, le japonais ou pas mal d’autres idiomes ; mais là, en plus, il y a le son des studios locaux, avec leur couleur jazzy un peu cramée, leur cours parfois sinueux, leur lit riche en limon, et ce côté dur dans la sentimentalité. Comme dans Outro Tempo, on entend de fait les chansons d’un monde parallèle, d’une autre hémisphère, où la joie, la drame, le blues et la sérénité se disent avec d’autres mots, sous des lumières et des ombres inversées.
En même temps, je crois qu’à peu près n’importe qui d’un tout petit familier des succès de la FM française à la même période y trouvera forcément des échos du cosmopolitisme MIDI qui a alors traversé notre pop, notre chanson, notre variété. Il y a des moments hip-hop première période mais avec des synthés arrangés à la Voulzy (« Break de Rua » de Villa Box), des contrats funk-rock que Lavilliers aurait paraphé s’il avait un peu moins aimé les prods franchou-viriles (« Saramandala » de Dado Brazzawilly), un autre truc electrofunk mignon que Slim Pezin aurait pris sans hésiter sur l’album de Chagrin d’amour (« Electric Boogies » par Electric Boogies), bref je crois qu’on peut dire qu’il y a une connexion – en partie fantasmée – entre notre patte mainstream et celle des Brésiliens à cette époque. Le point commun, je pense que c’est le bagage « jazz de studio » et « savoir-faire à la console » (et la différence majeure, c’est bien sûr le background traditionnel beaucoup plus prononcé là-bas que chez eux, même s’il ne s’entend que de façon nuancée sur cette anthologie).
En tout cas, je voudrais dire à Milos Kaiser qu’il a au raison de croire en ces tubes qui auraient dû en être puisqu’ils sont aujourd’hui des tubes chez moi. Je pense notamment à « Cheira » de Batista Junior et à son chant emporté mais pudique, typique de ce que j’aime chez les vocalistes brésiliens, ou à « Livre Par Voar » de Nanda Rossi édité par Kaiser lui-même, une vraie épopée qui mélange grosse wah-wah, beat early house, mélodie toute chétive, stabs à l’anglaise et voix juvénile carioca absolument irrésistible. Je n’oublie pas du tout le reste, que ce soit la reprise de « Sweetest Tabu », le slow-jam final de Regiao Abissal et plus largement toutes les basses électroniques bouillonnantes qui parcourent la sélection. Et j’en profite pour signaler que Soundway va bientôt sortir Body Beat: Soca-Dub and Electronic Calypso (1979-98), anthologie qui s’annonce tout aussi incroyable mais qui s’intéresse pour le coup à des méga raretés caribéennes qui font l’objet de blagues entre connaisseurs sur le sympathique compte Instagram de mèmes pour DJ, « Huge DJ Party Alerts« . Je vous souhaite en attendant un bon lundi à toutes et à tous, à demain pour un nouveau disque et puis n’hésitez pas à vous abonner si vous voulez traverser le paywall !