On a tant dit du rap de cette décennie qu’il était multiforme, hégémonique, que la trap avait tout balayé sur son passage et que le rap de ienclis avait supplanté la nouvelle chanson française dans le cœur des lecteur des Inrocks (on en pense ce qu’on voudra), qu’on en aurait presque oublié de signaler que toutes les réussites les plus saillantes du genre (au hasard et dans le désordre, Young Thug, Migos ou Kanye) étaient presque toutes des anomalies en soi, des brèches ouvertes dans le mainstream qui subvertissaient à elles seules non pas le seul canon hip-hop, mais tous les codes de la pop.
Parmi ces mètre-étalons nouveaux, le crew Odd Future m’a toujours paru le plus éclatant – sans doute car le plus mal élevé, infantile, insolemment débordant. Comme nous l’a montré le top de la décennie du rédacteur en chef du présent média, chacune de ses têtes pensantes y est allée de sa propre trouée, en attestent les chefs-d’œuvre successifs de Tyler, The Creator, Frank Ocean ou The Internet.
Au milieu de cette grosse fournée de talents, Earl Sweatshirt, curiosité dans la curiosité, s’est rapidement révélé comme le pendant à la fois pur et mal dégrossi du maître d’œuvre Tyler, chacun fonctionnant comme un miroir déformant de l’autre. Plus le second s’est affirmé et affiné, laissant tomber le braggadocio de cour de récré et les lignes de type « Rape a pregnant bitch and tell my friends I had a threesome » pour une musique de plus en plus ouvragée, plus Earl s’est recroquevillé sur lui-même, s’enfonçant dans le canapé pour produire une musique toujours plus primitive, rongée jusqu’à l’os et qui laisse traîner des saletés partout. Et si les deux se trouvent, je pense, à leur sommet de créativité respectif aujourd’hui, il me semble qu’Earl Sweatshirt n’est pas encore vraiment reconnu à sa juste valeur – soit on l’idolâtre comme le meneur d’hommes qu’il ne sera jamais, soit on le considère toujours comme le petit merdeux ronchonnant qu’il n’est plus.
Ça ne m’a pas paru évident tout de suite, alors même que je suivais plutôt attentivement les agissements du mec depuis le début, et que j’avais un peu été frappé comme tout le monde par sa versatilité devant le micro et son agilité du verbe – les ouvertures du genre « I’m a hot and bothered astronaut / Crashing while jacking off / To buffering vids of Asher Roth / Eattin’ apple sauce » sur Earl (2010) avaient forcément de quoi impressionner le post-ado que j’étais alors.
Quoiqu’il en soit, c’est sans doute après s’être retiré puis avoir sorti un disque le plus mal-aimable et claustrophobe de l’époque (I Don’t Like Shit, I Don’t Go Outside en 2015, tout était déjà dans le titre) qu’Earl s’est révélé à moi pour ce qu’il était en fait depuis le début : un rappeur-fantôme, comme absent de lui-même et de l’époque, engoncé dans son costume de génie, mais trop à l’étroit pour la couronne de rappeur-slacker qu’on voulait éternellement lui faire porter.
Il a fallu pourtant qu’il s’acoquine avec une bande de jeunes New-Yorkais fans de lui en 2016, et qu’il forme ainsi une constellation de rappeurs démissionnaires, pour qu’il révèle vraiment pleinement son potentiel. C’est d’ailleurs en tombant sur une mixtape d’un de ses protégés, War in My Pen de Mike, qu’on trouve en entier sur Youtube, et qui doit une dette conséquente à l’ex-wild card d’Odd Future, que je me suis rendu compte qu’Earl brillait non seulement par son absence, mais par les marques qu’il laissait sur les autres. Ce qui en dit long, comme à l’époque d’Odd Future, sur ce qui fait précisément son attrait, et qui le différencie du tout-venant rap de la décennie et au-delà : plus les autres tentent coûte que coûte de s’affirmer, plus lui semble ne chercher qu’à se dérober. Ce qui provoque bien évidemment l’effet inverse chez l’auditeur.
Pourtant, tout dans ses nouvelles marottes depuis une paire d’années aurait du me faire fuir. Après avoir laissé tomber les feats de luxe du genre Pharrell ou RZA sur Doris en 2013 par exemple, et choisi de produire la quasi-totalité de I Don’t Like Shit, I Don’t Go Outside, il semblait redécouvrir Madvillain ou J Dilla pour son album suivant. Et donnait ainsi l’impression de régresser.
Ces deux influences sont les plus manifestes dans la musique qu’il déploie aujourd’hui, ainsi que celle de ses comparses et protégés Mike, Medhane, Caleb Giles, Ade Hakim. On ne sait pas qui a inspiré l’autre – il semble que ce soit réciproque. Ce qui donne du grain à moudre à ceux qui pensent que New York ne sait pas se réinventer depuis que le boom bap est devenu l’horizon hip-hop indépassable, puis s’est fait absolument ringardiser, quasiment dans le même mouvement. Car oui, sur le papier, la perspective d’écouter en 2019 un disque aussi nourri des « grandes heures du rap » m’embarrasse autant que ce mec en deep banlieue, un peu trop porté sur le bong et sur GTA V, qui me disait doctement il y a quelques années que je devais « absolument écouter Immortal Technique », comme s’il venait de découvrir le graal – bien joué Sherlock, encore une enquête rondement menée. Et pourtant, c’est bien ce que font Earl et ses amis – sauf que leur visite du musée du rap se fait sans conférencier relou ni audioguide obséquieux.
Je ne sais pas bien ce qui m’attire autant chez eux. Mais mon intuition me dit que comme pour la house lo-fi quelques années plus tôt, tout est une histoire de hiss, de souffle de la bande. Mais contrairement aux morceaux branchouilles de DJ Boring ou Patricia, le procédé ne donne pas à la musique cette patine classieuse, ce glacis cool. Ça produit même à peu près l’inverse : un sentiment d’absence à soi-même, un détachement du monde, renforcé par le flow drogué de Mike ou de Medhane.
Et au-delà du sentiment de temporalité insituable (compliqué à dater lorsqu’on l’écoute pour la première fois), c’est une musique qui enjoint à se terrer sous les couvertures, qui parle directement ou indirectement de la défaite des pères (chez Mike comme chez Earl, les paroles semblent ne tourner qu’autour de ça), un truc à la fois désincarné et bizarrement satisfaisant, mais jamais totalement non plus.
On a tendance à analyser l’époque par ceux qui l’incarnent, ou par élimination à travers ceux qui s’en extraient. Earl Sweatshirt fait un peu partie des deux à la fois. Le paradoxe est peut-être là, car c’est un rap recroquevillé sur lui-même, parce qu’il a peur de regarder le futur dans les yeux, et pourtant la musique qu’il produit est l’exact opposé d’un truc réconfortant, passéiste, douillet et doucereux.
Avec cette bande-là, tout ne semble viser qu’à l’effacement et l’oubli, leur flow devenant toujours plus bougonné et baveux, jusqu’à ce que la parole ne devienne plus qu’un lointain souvenir. La dissonance invitée sur les morceaux n’est plus là pour donner du cachet un peu ruff, mais rend compte des trous d’air qui habitent l’esprit de leur auteur. Les boucles ne deviennent plus seulement entêtantes, mais fonctionnent comme un disque rayé dont on en vient à oublier ce qu’on avait posé sur la platine à la base.
Comme beaucoup de monde, j’avais été soufflé par Odd Future lorsque je les avais découverts. Mais je me rends compte maintenant que le coup de foudre était peut-être trop immédiat, trop évident, et reposait sans doute sur des tricks un peu trop voyants. Avec Earl et sa bande de potes, l’amour est sûrement un peu plus adulte. Dans ce que je pressens de la solidité dans le temps, mais également avec toutes les difficultés, coups fourrés et hautes trahisons que ce genre de relation peut potentiellement impliquer.
Un commentaire
Sentiments partagés : une weird conscience d’atteindre une certaine maturité musicale – rapologique, en tout cas – lorsque j’écoute Earl, MIKE, Slauson Malone et Co. (et que dire de Standing on the Corner). Leurs lignes / phrasé démissionnaires – désœuvré + la sécheresse lofi de leurs prod. me donnent envie de relire du R. Carver
Peut-être que les prod. y sont pour beaucoup