Toutes les découvertes musicales n’ont pas le cachet de l’inédit. Il est même super rare dans une vie de mélomane d’avoir la sensation que la musique que l’on s’approprie n’a jamais existé auparavant. Dans les faits c’est pratiquement impossible. Mais l’exactitude du fondement finalement importe peu. Lorsqu’on a l’impression d’appréhender une forme musicale sans précédent, sa formule mérite qu’on la décompose. Les disques du label londonien Jolly Discs ont une capacité à mêler dub, dance music et pop fantomatique, qui exerce ce type de fascination. Les morceaux ne gardent des musiques club que le squelette. Les kicks se trouvent réduits à une esquisse, un battement léger, une syncope en toile de fond. Autour, c’est presque le vide. Il y a beaucoup d’espace et souvent du chant. Les vocalistes qu’on croise au gré des sorties – toujours des hommes – confèrent à cette musique des airs de chamber pop, à l’allure tellement anglaise qu’on pourrait croire à une AOC. Impossible de se tromper sur l’origine.
Derrière cette cohérence et cette ligne esthétique marquée, on trouve une tête pensante, Guy Gormley, un artiste plasticien, musicien et photographe. Il commence la musique à 19 ans, poursuit des études d’art et monte les soirées Top Nice, qui deviennent un label. Jolly Discs est fondé en 2017 avec Rory Gleeson, et rassemble ses différents alias et collaborations. Ce n’est pas pour rien que la plupart des projets se ressemblent. Gormley est le dénominateur commun de RAP, Never, Enchante et Special Occasion. On croise également sur le label Paul B. Davis, DJ Dancer et même John T. Gast, qui fait une brève apparition. Fondé à la même période, le label bénéficie de l’aura de Low Company, ce label et disquaire situé dans le quartier de Hackney et géré par Kiran Sande, fondateur de feu-Blackest Ever Black. Ils distribuent Jolly Discs et se sont associés à certaines de ses sorties.
Malgré son rayonnement, disons, encore underground, Jolly Discs fait partie des entités qui réussissent à colorer leur époque. Le label parvient à digérer les évolutions qu’a connues la dance music dans dans la seconde moitié des années 2010. Jungle, house, techno ou gabber sont allègrement utilisés pour en extraire une bribe essentielle qui devient fil d’Ariane. Les visuels et les supports détournent des symboles trippy des années 90 et utilisent des codes qui vont du boîtier en plastique façon CD-rom aux artworks faits de photos de scooters en zone périurbaine. Mais là où le label livre une vision de cette culture qui prend le contrepied du club, c’est que ses disques constituent une parfaite musique d’intérieur. Ils contiennent juste ce qu’il faut de douceur, d’indolence et de dub pour la rendre parfaitement adaptée à la sphère domestique. Dans cette dance music de salon, l’équilibre des albums tient souvent au fait que, de même que les tracks chantés s’intercalent avec des instrumentaux, les morceaux avec du beat croisent avec régularité des pistes contemplatives. C’est simple, avec un rapport à la musique électronique qui s’éloigne parfois du format LP pour privilégier des sélections et des mixs, les sorties Jolly Discs sont souvent les seuls albums du genre que j’ai envie d’écouter chez moi.
Pour saisir en quoi le travail de Guy Gormley et ses compères touche aujourd’hui à une forme de quintessence, il est intéressant de regarder les premières sorties de ses projets tutélaires. C’est en grandissant que la musique de Gormley s’est affutée. Le premier album de RAP (son projet avec Thomas Bush, paru sur Born Free) et le premier EP de Never (avec Sam Bardsley, chez Deek Recordings), tous deux sortis en 2015, donnent à voir un son electro-pop plutôt baroque, lo-fi, dont le chant et les tonalités indie peuvent rappeler la pop psyché californienne. Même si cela donne parfois de très grandes chansons – “Don’t Touch Me Now” de Never touche au sublime – tout cela part un peu dans tous les sens. À partir de Jolly Discs, il n’y a plus de fausse notes. Les esthétiques des différents projets de Gormley cohabitent sans pour autant se dissoudre. Enchante, qui était d’abord son alias de DJ, contient des fragments de house et respire à plein nez l’asphalte mouillé. Special Occasion (avec David Gray) est plus solaire. L’utilisation récurrente de son de clarinette m’évoque les beautés aériennes de Dictaphone.
Mais ce catalogue contient deux piliers. Sur l’album de Never sorti en 2018, le chant de Sam Bardsley est devenu ample et enveloppant. L’atmosphère générale est à l’indolence et au réconfort, exactement à mi-chemin entre une pulsation solaire de plein été et la chaleur des espaces intérieurs en hiver. L’absence de noirceur chez Never tient à l’absence de nappes. Les instrumentaux de Gormley vont à l’épure et chaque ligne rythmique est percutante de justesse. Quelques breaks, un souffle de saxophone manipulé par ordinateur, un gimmick funk juste suggéré, une envolée de synthé. Tout ça donne une patine organique à un disque qui apparaît comme proche à la fois du dub et du songwriting.
Mais celui qui surplombe le tout, c’est Export. L’album de RAP, sorti en février 2019, opère un crossover post-punk/rave complètement céleste. Le climat s’est assombri, l’ossature est puissante, tournée vers le club. On a beau croiser des enregistrements de bruits urbains, le disque ne plante pas de décor devant les yeux. On ne se situe ni dans une ville, ni dans un hangar, ni dans la fumée d’un dancefloor. Son hybridité limite son pouvoir visuel mais renforce toute autre perception sensorielle. Comme avec un bandeau sur les yeux, on est immergés dans le noir, bons à laisser nos sens appréhender les kicks qui percutent chaque côté de la stéréo comme des cartouches rebondissantes. La techno de RAP mute à chaque morceau. Quand bien même certaines pistes voient leur BPM exploser, il y a toujours un geste pour temporiser le martèlement. Bush et Gormley prennent ce qui pourraient être des rythmiques kilométriques pour en faire quelque chose de très doux, qui est avalé, absorbé, brumisé, lové au creux d’un interlude de piano et d’un chant qui se vit comme une caresse. Export est construit comme un DJ set. C’est un album dans lequel la qualité des transitions, le pouvoir des enchaînements, revêt autant d’importance que les morceaux eux-mêmes. Preuve ultime qu’à leur niveau, ces mecs-là jouent à transcender la dance music.