C’est souvent avec beaucoup d’humour, une pointe de nostalgie et pas mal d’embarras qu’on se remémore le néo-metal, un genre qui a sévi des années 90 jusqu’au milieu des années 2000. La ribambelle des groupes qui ont porté son étendard évoquent, pour ceux qui l’ont connu, des souvenirs collège-lycée en pagaille, sur fond de clips MTV. Korn, Deftones ou encore Static-X ont ouvert les horizons du metal aux masses, immortalisés dans les pages du magazine Kerrang ou dans l’émission “Headbanger Balls”, faisant du néo-metal une des mouvances phare du début du 21e siècle à l’échelle planétaire, dépassant le simple cadre du rap-metal ou du metal alternatif. Pourtant, ces années à poncer les disques de Korn, Coal Chamber, Snot ou Slipknot sont souvent passées sous silence par une majorité d’entre nous. Perçue comme trop grand-guignolesque et musicalement pauvre, cette imitation édulcorée, parfois pointée du doigt comme du “faux metal”, essuie encore aujourd’hui un jugement sévère. Vingt ans plus tard, il est temps de faire la paix avec ce phénomène qui a su faire entrer le metal dans l’univers du (très) grand public, en donnant une visibilité maximale à cette mélasse de musiques tant « urbaines » qu’extrêmes, et dont les codes empreints de gore et de révolte ont submergé les ondes.
Cette fusion de violence teintée de rap comme de grunge, pétrie d’Amérique profonde et de looks ultra douteux, s’apparente pourtant plus à une décharge à ciel ouvert qu’au melting-pot culturel qu’a pu représenter le rap-metal d’Anthrax époque “Bring The Noise” aux côtés de Public Enemy, ou la fusion de Rage Against The Machine. Accouché dans la douleur, le néo-metal pousse son premier cri en 1994, avec la sortie de l’album de Korn, sobrement intitulé KoЯn — avec le Я retourné, lettre compte triple d’un alphabet dégénéré et clin d’œil à l’entreprise Toys Я Us, pour laquelle plusieurs membres avaient déjà travaillé. Plus qu’aucune autre formation, Korn se place en fer de lance du mouvement, au gré de rythmes suffocants et de références à la maltraitance infantile, un thème récurrent dans l’imagerie du groupe. À l’aube des années 2000, ce sont eux qui vont lancer la machine infernale du néo-metal avec une série de disques traumatisants pour de nombreux adolescents. KoЯn, Issues, Take a Look in the Mirror ou l’abyssal Follow the Leader, avec « Freak on a Leash » ou « Children of the Korn », a gonflé les troupes de fans – fans dont les idoles, en vérité, n’en menaient alors pas large, comme l’a indiqué le guitariste Munky dans un article récemment paru dans le Guardian : « Je me rappelle difficilement les débuts du néo-métal, on était tous tellement défoncés au speed ».
Jusqu’au début des années 2000 se sont alors enchaînées des sorties considérées par la suite comme les essentiels du genre. D’abord Adrenaline de Deftones, qui paraît en 1995. Puis Roots de Sepultura en 1996 qui, parce qu’il fut perçu tant comme influence que comme partie intégrante de la mouvance, permettra de réconcilier certains puristes avec le genre. En 1997, c’est Papa Roach (“cut my life into pieces, I’ve reached my last resort”), Limp Bizkit et Coal Chamber qui publient chacun leur premier LP. Arrivent vite les premières certifications de disque de platine : la propagation du virus entame sérieusement la popularité du metal alternatif ou du groove-metal, porté par Pantera. Korn dépasse les 14 millions de copies vendues pour son troisième album et se hisse au sommet des charts : numéro 1 aux États-Unis, en Australie, au Canada et en Nouvelle-Zélande et numéro 5 au Royaume-Uni et en France. L’ampleur du phénomène n’est alors plus à prouver, et le groupe profite de ses légions de fans et d’un accès à un très large public pour populariser des productions froidement anxiogènes – un coup d’œil à certains clips animés devrait vous remettre les idées en place. Et rappelez-vous qu’on a offert des créneaux en prime-time à des types qui martelaient “All Day I Dream About Sex” et qui flanquaient leurs têtes sur des corps de chiens dans le clip “Word Up”.
1999 marque la sortie du premier album de Slipknot, porté par Roadrunner et produit par Ross Robinson, deux institutions déjà bien installées dans les sphères extrêmes. Ce “nœud coulant”, c’est une troupe de dépravés masqués, tout droit sorti d’un film de Todd Browning, et catapultés au milieu d’un trailer park désaffecté dans la périphérie de Des Moines. Slipknot et l’album suivant Iowa deviennent pour beaucoup une porte d’entrée vers les musiques de marge. À ce titre, mon histoire n’est pas bien différente de celle des autres, puisqu’elle commence par un CD emprunté à la médiathèque, après avoir été à la fois glacée et fascinée par le clip en claymation de “Wait and Bleed”, puis par celui de “Spit It Out” sur un DVD offert avec Kerrang, qui rendait un hommage pas du tout subtil à The Shining.
Les formations s’enchaînent et ne se ressemblent pas, chacune jouissant d’une esthétique grossière mais bien particulière, des membres masqués à combinaisons assorties (Slipknot) aux ensembles trois bandes jurant avec l’éternelle perche de micro dessinée par HR Giger (Korn), en passant par la trinité cuir, résille et piercings (Coal Chamber) et par une indescriptible barbe tressée (Wayne Static, frontman regretté de Static-X). L’idée de la communauté néo-metal, même si un groupe comme Deftones refusait cette étiquette, a finalement pris vie avec les tournées Family Values, organisées à l’initiative de Korn, qui proposaient des affiches toujours plus délirantes incluant des rockeurs d’autres milieux comme Rob Zombie ou Primus, et des rappeurs tels que Ice Cube, Ja Rule ou Method Man. Cette zone itinérante de non-droit qui prenait à la lettre l’appel à tout casser de Limp Bizkit (“Break Stuff”) a hélas fait les gros titres de la presse grand public, après la mort d’un spectateur dans un mosh pit.
Ni obscur, ni élitiste, le genre a flouté ses limites en acceptant en son sein des “shock-acts”, des adeptes de la provocation qui ne répondaient pas forcément aux critères plus techniques du genre. Les Allemands de Rammstein, mais surtout Marilyn Manson, ont ainsi gravité dans l’orbite géante du néo-metal, avec leurs clips léchés mais dérangeants comme “The Beautiful People” et les légendes urbaines échangées à leur sujet, avant l’accès à l’Internet haut-débit, période CD AOL 20 heures. Les seules rumeurs autour des côtes que Manson se serait fait retirer mériteraient leur histoire orale. D’autres formations, comme les incroyables Kittie, un groupe 100% féminin auteur des monstrueux Oracle et Spit, ont été essuyées d’un revers de main par une scène gonflée à la testostérone, même si celle-ci ne manquait pourtant pas de filles parmi ses fans. Les nombreuses formations à disposition ont permis à chacun de voir midi à sa porte : les férus d’indus se tournaient vers Static-X, ceux plus intéressés par la vague Primus allaient écouter Incubus, tandis que la grande famille des dégénérés choisissait Korn ou Slipknot.
Ces dernières années, et plus particulièrement celle qui vient de s’écouler, ont enfin redoré le blason de ce sous-genre qui, une fois essouflé au mitan des années 00, a pu être considéré comme le plus haï de l’histoire de la musique moderne. Issues, fleuron du néo-metalcore déjà présenté ici, semble clairement devoir plus d’une chose au simple néo-metal. On pourrait aussi mentionne les géants britanniques Bring Me The Horizon, ou le rappeur Danny Brown qui cite System Of A Down parmi ses influences principales. L’actualité se met donc à refaire une place au néo-metal, et son aura sulfureuse resurgit après dix bonnes années de purgatoire. En novembre dernier, Fact Magazine a d’ailleurs intégré un remix breakbeat de « Push It » de Static-X dans sa sélection « 20 under-the-radar club tracks ». Cette année, ce sont également les mastodontes Korn et Slipknot qui ont chacun sorti un nouvel album, respectivement The Nothing et We Are Not Your Kind. Dernier effort plus tolérable que les précédents, We Are Not Your Kind montre un Slipknot amputé de trois de ses membres, à la suite du décès du bassiste Paul Gray en 2010 (et auquel le groupe avait dédié The Gray Chapter), du départ du batteur et machine de guerre Joey Jordison en 2013 et, plus récemment, de la mise à pied du percussionniste à long bec Chris Fehn. Pour sa sixième sortie, la caravane de la destruction continue d’asséner son éternel credo people = shit en enchaînant habilement chant clair et prouesses gutturales, selon la bonne vieille tradition de Corey Taylor (également poète à béret à ses heures). Même si cette nouvelle production n’égalera jamais Iowa ni même Subliminal Verses – qui à l’époque marqua l’explosion en popularité du groupe et traça les contours d’un metal mainstream contemporain –, l’écoute ne se fait pas à reculons et on sent encore la patte “Wait and Bleed” bien vivante. Même si ce n’est pas une raison suffisante, le refrain du single “Nero Forte” (“my closet is upside down”, “mon placard est en bazar”) pourra en faire sourire plus d’un : ces asociaux auto-proclamés ne sont visiblement toujours pas sortis de l’âge bête.
La redécouverte du genre pourrait bien dépasser les simples frontières de la musique. Premier perpétrateur et première victime de ce retour en force des années nulles : la mode. La remise au goût du jour de l’ère y2k et des esthétiques empruntées tant à MySpace qu’à The Simple Life, ainsi que le retour douloureux du baggy, pourrait légitimement amener à reconsidérer le néo-metal. Logos tribaux, surenchère de 666 et de symboles occultes simplifiés, du talisman bouc aux poupées vaudou, c’est tout un héritage que remettent au goût du jour des marques comme Vetements. Pour le style, Billie Eilish semble prouver à elle seule que le néo-metal pourrait s’être fait pardonner.
Alors effectivement, on peut reprocher au genre son aspect grotesque, sa rage adolescente mal dégrossie qui ne vieillit pas toujours bien ou son appétit pour le potache – Fred Durst résume à lui seul tous ces traits. Mais on ne peut pas lui enlever qu’il a donné une place où exister aux gens lassés du grunge, mais trop effrayés par le death metal, qui ne se retrouvaient ni dans les Big Four, ni dans les combats du rap, et certainement pas dans la pop, toute-puissante à l’aube des années 2000. Le néo-metal ne renaîtra pas de ses cendres, il restera figé comme ce genre qui a rivalisé avec le mainstream, profitant des heures de forte audience pour abreuver des milliers d’auditeurs en construction, et multipliant les survivances. Ce « faux metal » perçu comme trop accessible, enfant mal fini d’Anthrax, Helmet, Rage Against The Machine ou Faith No More, mérite pourtant, vingt ans plus tard, que l’on célèbre ses millions d’albums écoulés et ses foules galvanisées.
Mais ce bilan n’a rien d’universel. Déjà parce que les détenteurs du bon goût ont toujours considéré le néo-metal comme une ignominie, qu’importe son succès et son influence, en ce qu’il ridiculisait un genre déjà pas réputé pour sa finesse et ne s’inscrivait pas dans les sillons tout tracés du death, du thrash ou du metal alternatif. Rappelons qu’il était nouveau parce qu’il osait le crossover et l’expérimentation en mêlant phrasés rap, sonorités industrielles ou grunge, le tout avec un discours qui faisait écho à la révolte et l’incompréhension d’un segment du public trop longtemps laissé de côté. L’idée d’un regard moins sévère sur ce genre, vingt ans après son apogée, c’est aussi le fruit de discussions qui se sont toutes globalement soldées par une admiration sans bornes pour Deftones période White Pony et un paquet d’anecdotes liées aux CD avec le sticker « Parental Advisory » de la section Rock/Metal de la Fnac. Plus accessible, mais tout aussi honnête et urgent, jugé plus grotesque et donc moins « true », le néo-metal n’a jamais eu d’autre vocation que de faire une place aux laissés pour compte, en étirant et en remodelant chacune de ses influences dans une mixture détonnante, parfois indigeste, mais qu’il est nécessaire de saluer aujourd’hui.