J’écris aujourd’hui mon second post ici pour témoigner à nouveau des miracles de la pseudo-sérendipité qui persiste vaille que vaille dans les allées balisées de l’internet plateformisé. C’est dans le haut de la rubrique « Trends » de YouTube que j’ai trébuché sur cette vidéo de Wejdene et de sa chanson « Anissa ». J’aurais pu parler du clip entre glauque et cartoon avec une fille bâillonnée dans le coffre, ou du rapport entre RnB SMS et vidéos TikTok, mais il y a déjà beaucoup à dire sur ce titre qui pourrait d’ailleurs devenir le tube de cet été.
« Anissa » est une chanson de rupture comme le RnB français en a connu des dizaines, même si elle se place ici sur un beat d’apparition relativement récente, qu’on pourrait qualifier de post-kizomba (la suggestion vient de Krampf, que je remercie au passage). Le RnB a souvent permis, au début des années 2000, de mettre en scène la philosophie de vie de jeunes femmes coincées entre affirmation de vertu et liberté sexuelle (dans les deux cas, le couple et la fidélité restent en sous-main comme l’horizon incontournable vis-à-vis duquel il faut se positionner). Mais elles y multiplient aussi les interpellations directes à leurs (ex)-compagnons et amants pour leur dire de ne pas se faire d’illusion, ou pour dénoncer leur comportement volage et hypocrite. « Anissa » entre de plein droit dans ce registre de l’interpellation. Elle se distingue très vite par son caractère ultra-littéral, d’entrée renforcé par la mélodie du couplet qui sonne un peu « courte » et répétitive, mais qu’on retrouve aussi plus loin dans le refrain (l’enchainement sans rime « nous deux c’est terminé/nous deux c’est finiiiiii »)). On a l’impression qu’au début de la chanson, Wejdene doit s’appliquer et se forcer à découper les syllabes pour suivre la mélodie, ce qui a l’effet de laisser les mots un peu à nu d’émotion.
Cette relative « sous-expressivité » se remarque surtout si on pense à la dominance, autrefois, des « divas » qui en donnaient à pleins poumons – Céline Dion, Lara Fabian, Vitaa, etc. C’est aussi ce qui fait affleurer le caractère banal de la situation, comme si le comportement « tristement superficiel » du gars en question ne méritait pas qu’on y mette beaucoup plus les formes. L’expérience de la trahison que chante Wejdene est comme sublimée par la légèreté et le caractère presque primesautier de l’ébauche mélodique, comme si la chanteuse était déjà passée « de l’autre côté » de la souffrance, sans la refouler tout à fait. C’est comme si elle s’était arrêtée à mi-chemin dans le trajet qui mène des chansons de la blessure amoureuse à celle de l’indépendance conquise, et que par conséquent elle n’avait pas besoin d’en rajouter dans l’expression vocale. Peu importe si son registre ne le lui aurait pas permis de toute façon, car c’est ce caractère plus ou moins « contenu » qui fait de la chanson l’expression d’un reproche sans ressentiment. En miniature, elle permet de rêver à des relations qui se termineraient sans négliger le comportement coupable du partenaire, ici forcé de les regarder en face (« mais t’as pas de valeurs »), mais sans traumatisme non plus. Chez Wejdene, à peine le mal est-il fait que la dignité de la jeune femme est fièrement rétablie. On est loin des hymnes de la blessure et des modulations infinies du manque d’amour chez les divas de la fin des années 1990.
Depuis cette époque, on a aussi pris l’habitude à ce que dans les RnB français les chansons soient de moins en moins « codées » ou évocatrices. Elles parlent aujourd’hui explicitement de tromperie et de coucheries en mettant les points sur les « i ». En fait, au moins depuis « J’ai des choses à te dire » de Pearl (une chanson brillante par sa manière de retarder la révélation), il y a au sein de ce genre de chansons fondées sur l’interpellation un petite zone d’intersection avec une autre catégorie que serait le « RnB SMS ». Ce registre particulier est caractérisé par une manière de dire le quotidien des relations sans se prêter aux faux-semblants du romantisme de la chanson de variété « Française » avec le grand F du patriotisme littéraire-patrimonial – et de son usage exagéré des métaphores plus ou moins bucoliques. Ce RnB SMS se caractérise aussi et surtout par le fait d’entrer sans détour apparent dans des micro-moments de maxi-moralité – jalousie, trahison, mensonge, etc. – et d’enjamber sans problème la règle qui voudrait que les détails des histoires et des relations ne nous regardent pas. Cette idée de rap/RnB SMS a été utilisée par certains pour rendre compte du succès de Drake, qui en réalité ne verse dans cette littéralité que par brefs moments. Il est probable que la version de ce style chanté par des femmes et en français était là bien avant, même si on les a sans doute prises moins au sérieux.
Dans cette zone bien particulière, donc, où l’énoncé à peu près clair des « sales petites affaires » relationnelles a remplacé le sentimentalisme, « Anissa », comme je le disais plus tôt, bat des records de littéralité. Le doute sur l’affaire de tromperie en question, qui entretient d’ordinaire l’intrigue des chansons, est levé dès le premier couplet : « tu parles avec une Anissa mais moi je m’appelle Wejdene ». Puis on passe en deux phrases des circonstances aggravantes – « coucher avec ma cousine » (note: faut-il en conclure que Wejdene ne connaît pas bien sa cousine Anissa?) – à la sanction morale – « mais t’as pas de valeurs ». Pas de dilemme à résoudre progressivement, ou de dévoilement progressif de la situation, tout est clair dès le départ. Le placement vocal du couplet, même s’il est assez poussif, fonctionne particulièrement bien dans la mesure où il appuie cet effet d’évidence du constat. C’est aussi parce que ce premier couplet est si frustre que le refrain, avec son petit « terminé-é-é » qui décalque lointainement « Umbrella » (« ela-ela-é, é ») fonctionne comme une résolution apaisante.
À vrai dire, toute la chanson pourrait s’avérer pénible. Sa façon de tirer sur la ficelle d’une histoire banale, dans un registre vocal limité, avec un beat zumba attendu, et peu d’arrangements pour agrémenter la mélodie, pourrait rester frustrante si la production d’ensemble était différente. Car ce qui fait finalement l’éclat particulier d’ « Anissa », c’est sans doute sa façon de s’arrêter en chemin sur la trajectoire de la fabrication du tube, ce qui lui permet sans doute d’en devenir un. Sa désarmante simplicité n’est pas compensée par un arrangement étoffé qui viendrait en faire passer la pilule, ce qui peut rappeler l’attrait de « Call Me Maybe ». C’est un changement par rapport à la formule habituelle du RnB de radio sous l’influence de Max Martin, qui se caractérise par un faible degré d’élaboration des paroles et des mélodies, mais par une grande densité sonore (surcouches instrumentales et vocales, compression, etc.), comme une manière de transformer deux bouts de texto en spectacle son et lumière.
Ici, le mixage donne l’impression d’être resté au stade de la maquette. On a aussi l’impression que le micro n’arrive pas à attraper l’attaque de la voix, tandis que dans le même temps les notes, grâce à un Melodyne sans doute, glissent sans difficulté majeure. C’est aussi du contraste de cette sous-efficacité sonore d’un côté et de cette clarté mélodique que naît cette singulière impression de sous-achèvement dans un format de tube (un effet de raccourci, voire de court-circuit des standards de production, qu’on retrouve dans les paroles avec la phrase qui dit « tu hors de ma vue », laquelle réveille une horde cachée de grammairiens outrés dans les commentaires YouTube.) Ce sont vraiment les effets de dénuement de la production qui marchent très bien avec la littéralité des paroles, et qui font que la chanson se rapproche d’une sorte de « monologue tonalisé ». Quand Wejdene chante « nous deux c’est terminé-é-é », c’est le caractère a minima de cette accroche, devenu si rare dans la production contemporaine, qui fait tout son pouvoir. Comme si le producteur (Mehdi Nine, il n’est pas trop tard pour le citer) n’avait pas pris la peine de forcer sur l’empilement des voix pour la soutenir dans son effort, ou d’amener le moindre petit effet de manche dans les arrangements, alors qu’il aurait très bien pu le faire. On découvre en effet à la toute fin du morceau qu’il y avait en réserve un bon petit gimmick adéquat au beat, prêt à l’emploi. Voilà beaucoup pour une chanson dont les qualités tiennent en partie à ce qu’elle n’en fait pas trop, et même qu’elle est un peu forcée par endroits. Je vous laisse donc écouter Wejdene et sa manière entêtante de nous dire qu’il n’est jamais trop tôt pour ne pas se laisser faire.