Je ne sais pas bien pourquoi j’avais des idées préconçues sur la musique de Carte de Séjour mais en tout cas je n’avais jamais écouté Rhorhomanie, leur premier album. Je m’attendais, je crois, à un mélange ni fait ni à faire de variété world datée et de rock alternatif, et ce préjugé m’a donc empêché de découvrir ce disque qui, dans les faits, n’a à peu près rien à voir avec cette description. En réalité c’est une suite de morceaux où la combinaison des registres apparaît constamment nécessaire, comme voulue par le grand architecte des sons. La voix de Rachid Taha s’y révèle pour la première fois, dans tout ce qu’elle peut avoir de déchirant et féroce, avec sa capacité à jouer des rôles, et à osciller entre des inflexions arabisantes (et pas uniquement raï, si je ne me trompe) et un style punk proche de celui de son modèle Mick Jones de The Clash. Mais comment dire, malgré la richesse et l’ambition de ses inspirations, le résultat – produit par Steve Hillage, ex-Gong et futur System 7, qui a aussi bossé pour Simple Minds, Cock Robin, Robyn Hitchcock ou même l’improbable new-waveux français Bønø – fait preuve de beaucoup de concision, de sécheresse, de compacité. Et ça me fait autant penser à The Clash qu’au post-punk intello, lyrique ou funky de New York (Television, Talking Heads voire certains trucs de Zé Records) ou même à la pop anglaise de l’époque (j’entends par exemple du Orange Juice ou du Madness sur « Bleu de Marseille »). Il y a un élan conquérant, une clarté et une fougue dans l’intention qui fait que cette musique est pile celle qu’on a envie d’entendre pour courir frénétiquement dans la rue, comme dans une scène de film indé de cette époque, avec ou sans travelling. Le détail intéressant que j’ai découvert par ailleurs, c’est que l’élément arabe si présent (et si bien « intégré », si je puis dire, ou disons jamais forcé à se fondre dans le reste) dans les compos de Carte de Séjour est essentiellement venu du seul membre du groupe qui n’avait aucune origine maghrébine, à savoir le guitariste Jérôme Savy. Bon, voilà, je sais bien que Rhorhomanie n’est pas du tout un disque oublié mais j’ai vraiment été emballé en découvrant sa modernité et la « maturité » de Taha en tant que parolier et interprète mêlant arabe et français – et je me suis souvent dit qu’un autre chanteur, hélas mort beaucoup plus tôt que lui, avait dû beaucoup l’écouter, c’est Helno des Négresses Vertes. Il y a trop de morceaux incroyables à citer, l’album se tient d’un bout à l’autre, mais émotionnellement la chanson la plus forte reste pour moi « Désolé », où Taha parle au nom de ses aînés immigrés, et annonce en quelques couplets son génie de vocaliste, d’acteur embarqué et de porte-parole sans message.
Je voudrais également parler aujourd’hui, pour avancer de quelques années (mais en restant toujours dans cette époque l’on testait avec plus ou moins de succès et d’hypocrisie l’idée de cosmopolitisme mitterrandiste), du récent mix consacré à la house française d’avant les raves et d’avant la French touch réalisé par Rod Glacial sous le nom de France90 : House Maison. Rod explique très bien comment il en est venu à composer cette sélection de titres (sortis entre 87 et 92, et ici séquencés chronologiquement !) dans une interview à paraître dans les pages du magazine Groupie, lancé par un autre auteur de Musique Journal, Renaud Sachet (ah oui ici on ne se cache pas quand on se pistonne les uns les autres parmi les réseaux de l’entre-soi parisianiste, même si Renaud habite le Grand Est) et je le laisserai donc vous l’expliquer lui-même quand vous lirez le numéro 2 du mag. Mais sans même lire les commentaires de Rod, ce podcast mixé risque de vous mettre dans tous vos états – et surtout vous, les tenanciers du bon goût de la house versaillaise ! L’ambiance se rapproche de celle qui devait régner dans le comté de Nice une fois que la bourgeoisie d’Italie du Nord s’en était fait dégager à la fin du XIXe siècle : une sorte de grand marché clandestin de valeurs et de plaisirs, tenu à ciel ouvert, jour et nuit, où affluaient tous les filous du bassin méditerranéen. Écoutez par exemple le deuxième titre « Black Feeling » de De Paris, et savourez ce mélange de stabs ravey, de riffs pompés sur « Kiss », de cadences italo et de lyrics rappés du genre « délire pas trop sous les sunlights/tes yeux glacés me font gicler » . Allez là, c’est les vacances ou pas ! Ce climat de clientélisme esthétique à tous crins, Jack Lang l’aurait-il ou non subventionné ? Peut-être que oui. Mais toujours est-il que ça fait du bien de redécouvrir ce continent oublié de la musique électronique française, queue de comète du boogie avec un peu de new-beat et de rap opportuniste, se précipitant sans assurance vie vers les falaises de la house et de la techno. Il y a des pompages totalement WTF (« State of Space (Psyche mix) » de Mantra qui est juste un copié collé de « Pacific State » avec un vrai saxophoniste, ce qui quand on y pense est une idée qui se défend), une reprise incroyable de « Requiem pour un con » par une certaine Lili White, et puis aussi une infernale tournerie acid avec un chanteur à la voix sous-mixée du nom de Darling Mayo, alias Thierry Mayo, produit par une future pointure anglaise de la trance Goa, Man With No Name. Honnêtement, je pourrais vous faire un commentaire audio en direct de chaque titre, mais je vous dirai juste que la conclusion est magnifique puisqu’il s’agit du groupe Histoires de Filles, dont Rod m’a parlé voici trois ans et qui s’était fait connaître en interprétant en 1988 la chanson de la pub pour le déodorant Oé. Là ce n’est pas cet indicatif qui est choisi, mais un très étonnant morceau piano-house rappé qui s’appelle « House Tube ».
Et pour finir ce post je vais vous recommander un autre morceau féminin français début 90s, qui n’est pas sur ce mix mais qui figurera peut-être sur un hypothétique futur projet de Rod consacré au « groove » hexagonal : c’est une chanson des Coquines, groupe formé de plusieurs jeunes femmes dont la batteuse Christiane Prince qui officie toujours aujourd’hui, notamment aux côtés de Camille Bazbaz et Winston McAnuff. J’aimerais bien savoir qui sont les autres membres de ce projet, leurs noms sur Discogs n’apparaissent nulle part ailleurs qu’au sein des Coquines, mais ça ne m’étonnerait pas qu’il y ait quelques journalistes d’Actuel et une ou deux stylistes freelance dans l’affaire. J’avoue ne pas avoir tout compris à ce qui se passait dans le clip ni dans les paroles, mais leur rub-a-dub à la française (ou plutôt à la parisienne, faudrait-il dire, puisqu’on devine à mille kilomètres l’ambiance Nova/Bastille) m’a totalement séduit. Le style fripon mais absurde du clip est vraiment typique de l’époque, j’adore ! Le groupe sortira un album en 1994 sur Phillips, dans un registre moins léger, plus militant, toujours à dominante reggae mais avec un côté plus rock voire fusion (il y a même un morceau chanté en portugais brésilien). Je ne l’ai pas encore bien digéré, mais ça m’a l’air d’être au minimum une curiosité, comme on dit.
Je vous souhaite un super weekend à toutes et tous, et si une ancienne musicienne des Coquines veut se manifester ici, qu’elle n’hésite surtout pas ! Bisous.